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Jules Jaluzot

© A. Boutillon 2015 © 9ème Histoire 2016

JULES JALUZOT (1834-1916)
 

Le 3 novembre 1865 était inauguré un grand magasin de nouveautés à l’enseigne du Printemps. Son fondateur, Jules Jaluzot, doué d’un sens inné du commerce, le fera prospérer pendant quarante ans, avant d’être pris au piège de ses propres entreprises et se retrouver complètement ruiné.

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Jules Jaluzot et Augustine Figeac, future Madame Jaluzot

Jules Jaluzot est né le 5 mai 1834 à Corvol-l’Orgueilleux, dans la Nièvre, dans une famille de notaires. Il fait ses études secondaires  dans la commune voisine de Clamecy, puis au lycée d’Auxerre et enfin au lycée Bonaparte, notre lycée Condorcet. En 1854 il est admis à Saint-Cyr, mais, contre toute attente, il choisit une autre voie, celle du commerce. Il fera son apprentissage de calicot dans divers magasins parisiens, notamment Aux Villes de France, Soieries et Nouveautés, rue Vivienne ; il entre enfin au Bon Marché, où il est responsable du rayon des soieries.

En s’engageant dans le grand magasin de la rive gauche, Jaluzot a tiré le gros lot : en effet, ce fringant jeune homme de vingt-neuf ans va être remarqué par une cliente, Augustine Figeac, sociétaire de la Comédie Française1. Le coup de foudre a-t-il été réciproque ? Car Augustine n’est plus de prime jeunesse, puisqu’elle a déjà quarante ans ; elle n’est pas très jolie, non plus, mais elle a beaucoup de classe et, ce qui ne gâche rien, elle possède une jolie fortune personnelle. Le 17 février 1864 le couple convole en justes noces.

La fiancée a déposé dans la corbeille de mariage une dot de 300.000 francs, somme considérable pour l’époque, qui permettra à Jaluzot de se lancer dans une entreprise ambitieuse : avec un associé, Jean-Alfred Duclos, il crée, le 11 mai 1865, un grand magasin sur la rive droite, dans le quartier en pleine urbanisation de la Chaussée d’Antin, à un jet de pierre de la gare Saint-Lazare, qu’ils baptisent « Au Printemps »2.

Mme Jaluzot a fait construire, par Jules Sédille et son fils Paul, un bel immeuble en rotonde au carrefour du boulevard Haussmann, de la rue du Havre et de la rue Saint-Nicolas d’Antin, future rue de Provence, et c’est là que les deux associés installeront leur commerce. Le magasin occupe trois niveaux : le sous-sol, le rez-de-chaussée et le premier étage. L’inauguration a lieu le 3 novembre 1865, en présence du curé de Saint-Louis-d ‘Antin, l’abbé Martin de Noirlieu, à qui l’on a demandé de venir bénir les locaux. Et Jaluzot fera sienne cette devise : « E probitate decus », qui peut se traduire par « Mon honneur, c’est ma probité ».

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Le Printemps en 1865                                               L’intérieur, le long de la rue du Havre

Jaluzot fourmille d’idées novatrices : deux mois et demi à peine après l’ouverture du Printemps, il lance les soldes semestriels pour écouler officiellement les articles invendus ou défraîchis. Il va aussi mettre en place les expositions saisonnières, qui permettent à la clientèle de voir la marchandise sans avoir à la demander. Et c’est à grand renfort d’annonces dans les journaux que le public est informé de ces événements.

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             L’exposition de printemps en 1870                                   En 1874 le Printemps s’est agrandi sur la rue de Provence
 

En 1874 le Printemps s’agrandit, d’abord en annexant les deux étages supérieurs de l’immeuble, puis par l’acquisition de deux maisons rue de Provence. C’est Paul Sédille seul, son père étant mort trois ans plus tôt, qui présidera aux nouveaux aménagements.

L’ouverture des nouveaux magasins a lieu le lundi de Pâques 6 avril 1874 et, à cette occasion, le Printemps va inonder les journaux de placards publicitaires conviant les Parisiens à assister à l’inauguration des deux «ascenseurs de Vienne, système Edoux perfectionné », qui « se meuvent du sous-sol aux combles ; et, sans cesse en mouvement, l’un montant, l’autre descendant, ils porteront doucement sans fatigue, comme sans danger, le client à l’étage où se trouvera l’article dont il se sera proposé de faire l’acquisition ». Jaluzot fera à nouveau appel au clergé pour bénir les nouvelles réalisations ; cette fois, c’est le curé de la Madeleine qui se déplacera.

Au cours des sept années qui vont suivre, l’entreprise ne cessera de prospérer : afin de faciliter la vente par correspondance, des bureaux sont ouverts un peu partout en Europe, et jusqu’en Turquie. Lors de l’exposition universelle de 1878, le magasin a deux stands dans la section de l’habillement et remporte deux médailles d’argent3. Cette année-là, la fête nationale est célébrée le 30 juin, à grand renfort de flonflons et d’illuminations4. Jaluzot y participe en organisant « une fête monstre à l’intersection du boulevard Haussmann et de la rue Tronchet. La moitié de la rue du Havre est barrée. Au milieu de la rue s’élève une grande tente, sous laquelle sont les chevaux de bois ; à côté, une baraque où l’on voit la femme inviolable ; plus loin, un Guignol, des tirs divers et autres divertissements. Toute la devanture des magasins est occupée par une grande estrade, richement décorée, sur laquelle il y aura concert »5.

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Programme de la Fête Nationale du 30 juin 1878
 

Le 9 mars 1881 une catastrophe va s’abattre sur le Printemps, qui brûlera presque entièrement en quelques heures. Le sinistre s’était déclaré à cinq heures et demie du matin au rayon des dentelles : c’est l’employé préposé à l’allumage du gaz qui aurait mis accidentellement le feu à un rideau. L’homme donnera aussitôt l’alerte, mais l’incendie se propagera très vite, malgré l’arrivée rapide des pompiers, car leurs pompes à bras se révéleront insuffisantes et il faudra aller chercher de l’eau rue de la Chaussée d’Antin.

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L’incendie du  9 mars 1881  

Les Jaluzot logeaient au 4e étage ; Jules, après avoir pris la mesure du sinistre et réveillé Augustine, « l’entraîna à demi-vêtue et lui fit rapidement descendre l’escalier. Puis, sans prendre la peine de se vêtir, il s’occupa de sauver ses employés […], prenant un cornet de chasse, [il] courut de corridor en corridor en sonnant et en criant : Au feu ! Au feu ! Sauvez-vous ! »6. Il était en effet d’usage, à l’époque, que les demoiselles de magasin soient logées dans des chambres individuelles au dernier étage de l’immeuble, tandis que les commis couchaient dans les rayons, sur des matelas qu’on déroulait chaque soir. Au Printemps, le matin de l’incendie, 200 employés, hommes et femmes, dormaient dans la maison ; ils seront tous sauvés par les pompiers ; néanmoins, pour en être certain, on fera le lendemain un appel général.

Du bâtiment historique il n’était rien resté, mais on avait pu sauver au moins partiellement les immeubles récemment acquis sur la rue de Provence. Des bureaux temporaires seront installés 89, rue d’Amsterdam, où une centaine d’employés seront chargés de continuer les expéditions en province et à l’étranger. Il semble toutefois que ce service ait très vite déménagé dans un grand immeuble à Saint-Germain-des-Prés.

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Le nouveau printemps en 1884                                

Jaluzot a voulu reconstruire le plus rapidement possible. Comme les indemnités versées par les compagnies d’assurance sont insuffisantes, il va investir sa fortune personnelle et transformer l’entreprise en société en commandite par actions. Dès le début de l’année suivante, Paul Sédille monte les structures d’un nouvel édifice. En 1884 le nouveau Printemps est achevé et une médaille est frappée à cette occasion.

C’est un magasin moderne, qui s’allonge en forme de trapèze entre le boulevard Haussmann et les rues du Havre, de Provence et de Caumartin, sous une grande verrière. Sédille a utilisé le fer à profusion, non seulement pour l’armature, mais également pour le décor. L’éclairage est maintenant électrique, nouvelle preuve de l’esprit pionnier de Jaluzot : trois ans seulement après l’invention de Thomas Edison, 112 ampoules à filament incandescent et160 lampes à arc ont été installées ; aucun autre grand magasin parisien ne s’était encore doté de ce nouvel éclairage7. C’est à peu près à cette époque que le Printemps innove encore en créant un Rayon d’Épargne, où tout un chacun peut s’ouvrir un compte, rémunéré à 4%, où il pourra puiser pour effectuer des achats dans le magasin.

Le quotidien des employés n’était pas toujours facile. La chanteuse Yvette Guilbert, qui, avant de devenir vedette du café-concert, avait été vendeuse au rayon des robes du Printemps, se souvenait de la pénibilité du travail : « Je souffrais affreusement de l’obligation de rester debout, sans jamais m’asseoir, de 9 heures du matin à 9 heures du soir ». Le seul moment de repos était le déjeuner, servi dans deux salles à manger séparées : l’une pour les femmes et l’autre pour les hommes. Dans les bureaux, malgré les longues heures de présence, on n’avait pas trop à se plaindre, sauf, comme le confiait un retraité, que le patron « avait l’œil à tout et, du plus loin qu’on l’apercevait, l’on se signalait son apparition : ‘Attention, voilà J.J. !’ ».

Augustine Jaluzot ne s’était jamais remise de l’émotion causée par l’incendie de 1881 ; deux ans plus tard, le 29 avril 1883, elle s’éteignait, à cinquante-neuf ans, dans l’hôtel que le couple avait acheté au 6, rue d’Athènes8 ; ses obsèques seront célébrées le 1er mai à l’église de la Trinité. Jules se remariera en 1885 ou 1886 avec une de ses employées, Andrée Léonie Dubois, de vingt ans sa cadette. Ils auront deux enfants : Jules, en 1887, et Jeanne, ou Jane, en 1890.

Jaluzot n’oubliait pas pour autant son département d’origine : il avait créé  plusieurs établissements industriels dans la Nièvre, notamment une usine de chaussures et une entreprise de passementerie pour développer le travail à domicile. Il va aussi se lancer dans la politique : maire de Corvol-l’Orgueilleux, il se présente en 1889 à la députation comme candidat conservateur révisionniste dans l’arrondissement de Clamecy et il est élu dès le premier tour9. En 1892 il fera campagne pour l’instauration d’un timbre militaire permettant aux hommes des armées de terre et de mer de correspondre gratuitement avec leurs familles, mais cette proposition ne sera pas retenue. Plus tard, devenu membre du Parti Nationaliste, il sera antidreyfusard. En 1905 il s’opposera à la loi de séparation de l’Église et de l’État.

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Jaluzot député de la Nièvre

L’entreprise parisienne, pendant ce temps, poursuit son expansion : en 1886 des services de réexpédition vers l’Allemagne sont installés à Avricourt, en Moselle, du côté français de la frontière établie après 1871. Le Printemps sera, par ailleurs, le premier grand magasin à ouvrir une succursale au Japon, en 1887, suivie d’une autre à Tanger, ville qui intéressera particulièrement Jaluzot : il y achètera quelques terrains et en offrira même un pour la construction de l’Hôpital Français ; il sera aussi à l’origine de la création au Maroc d’un service postal privé.

Toujours prêt à saisir les bonnes affaires quand elles se présentent, Jaluzot va profiter de la construction de la tour Eiffel pour se lancer dans une nouvelle entreprise : il obtient de Gustave Eiffel qu’il lui vende les droits exclusifs de reproduction du monument pour fabriquer des modèles en miniature avec les chutes de métal.

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Médaille éditée par Jules Jaluzot

Des artisans avaient-ils déjà été autorisés à exploiter l’image de la « dame de fer » ? Jaluzot a-t-il voulu augmenter ses tarifs de façon exagérée ? Toujours est-il que cette affaire va soulever un tollé et que la Ville de Paris s’en mêlera, obligeant Eiffel à retirer ses droits à Jaluzot et à les abandonner au domaine public.

Dans l’hôtel de la rue d’Athènes se succèdent les réceptions. C’est la seconde Mme Jaluzot qui fait les honneurs, «avec sa bonne grâce accoutumée ». En mai 1895, un grand bal est donné, précédé d’un spectacle au cours duquel on a pu applaudir les fantaisistes Matrat et Fordyce, suivis de Polin, le spécialiste du comique troupier, de Charlotte Wyns, de l’Opéra-Comique, et enfin de Mme Amel, de la Comédie Française. Le 1er janvier 1897, c’est le personnel  de la Société des Journaux français, dont Jaluzot est l’un des principaux actionnaires10, qui est reçu à dîner.

Mais bientôt tout ceci ne sera plus qu’un souvenir : en 1905 un énorme scandale ébranlera le Printemps et ruinera son fondateur. En 1882, en effet, Jaluzot avait racheté une sucrerie à Origny-Sainte-Benoîte, dans l’Aisne et créé la Société Agricole d’Exploitation des Ets Jaluzot et Cie. En 1903, avec d’autres spéculateurs, il avait provoqué artificiellement une hausse vertigineuse des cours ; les consommateurs, refusant de payer ces prix astronomiques, réduisirent considérablement leurs achats, ce qui avait eu pour conséquence logique de faire s’effondrer le marché du sucre et de condamner les spéculateurs à la ruine. Jules Jaluzot sera accusé d’avoir détourné les fonds du Printemps à son profit personnel et acculé à démissionner de sa fonction de gérant.


Catalogue Drouot.jpgSes nombreuses propriétés immobilières, à Paris et en province, seront saisies. Les œuvres d’art et le mobilier, contenus notamment dans son somptueux hôtel de la rue d’Athènes, seront vendus à Drouot le 27 septembre 1905. Parmi les tableaux, il y avait des toiles de Courbet, Isabey, Jongkind, Ziem, Roybet, mais la pièce maîtresse de la collection était L’État-major autrichien devant le Corps de Marceau, de Jean-Paul Laurens.

Le catalogue comprenait aussi des porcelaines anciennes, des bronzes, des marbres, ainsi que des meubles de la Renaissance et du XVIIIe.

Le catalogue de la vente à Drouot

Jaluzot se retirera avec les siens à Corvol-l’Orgueilleux. Il semble que sa femme soit décédée un ou deux ans plus tard, car, lors du mariage, en juin 1907, de leur fille Jane avec Marcel Magès, élève architecte de l’École des Beaux-Arts, la cérémonie religieuse aura lieu dans la plus grande intimité « en raison d’un grand deuil ». A quatre-vingts ans il se présentera encore une fois à la députation, mais sera battu. C’est cette même année qu’éclate la première Guerre mondiale ; son fils, appelé sous les drapeaux, mourra au combat de Barcy le 6 septembre 1914, à l’âge de vingt-sept ans. Le 21 février 1916, alors qu’il se trouvait à Paris chez sa fille, il s’éteint à son tour, emporté par une crise d’urémie. Il sera inhumé à Corvol, dans le caveau familial.

Aline BOUTILLON

Principales sources :
- Printania, Revue du personnel des Entreprises du Groupe Printemps. Numéro spécial : « Cent ans de jeunesse », 1965.
- Journaux de l’époque.
- Je remercie également Monsieur Gaudemet, chef de projet Marketing patrimonial au Printemps, et Madame Jaluzot-Delahodde pour leur contribution à ma documentation.

Notes :
1 Elle avait fait ses débuts en octobre 1839 au théâtre de la Renaissance, dans « Revue et corrigée », comédie - vaudeville en un acte d’Amable Vilain de Saint-Hubert. En 1840 on la retrouve au Gymnase, dans un vaudeville de Laurencin, Michel et Labiche, « Bocquet Père et Fils ». Quelque temps plus tard, elle décide d’entrer au couvent, mais sa vocation ne devait pas être très solide, car elle en sort assez rapidement. Elle remonte sur les planches en 1849, au Vaudeville,  avant de reprendre ses quartiers pendant dix ans au Gymnase, où elle tient, en 1851, le rôle de Sophie dans « Le Mariage de Victorine » de George Sand. Le 20 mars 1855 elle est  Valentine de Santis dans « Le Demi-monde » d’Alexandre Dumas fils ; ce rôle lui vaudra un énorme succès et lui ouvrira les portes de la Comédie Française, dont elle deviendra sociétaire en 1860. Elle fera ses adieux à la scène cinq ans plus tard.

2 L’acte notarié indique que Jaluzot résidait, à l’époque, 27, rue Saint-Georges. L’association entre les deux hommes fera long feu : Duclos quittera le partenariat dès 1866.

3 Le Printemps aura aussi un pavillon à celle de 1900.

4 Ce n’est qu’en 1880, après quelques vicissitudes au long du XIXe siècle, que la fête nationale se verra officiellement fixée au 14 juillet.

5 « Le Gaulois » du 2/7/1878.

6 « Le Figaro » du 10/3/1881.

7 La Ville de Paris elle-même n’adoptera l’éclairage électrique public, et seulement pour certains quartiers, qu’en 1889.

8 Archives de Paris, registre des actes de décès.

9 Il sera réélu sans interruption jusqu’en 1902. Il ne briguera pas de nouveau mandat en 1906

10 Il a racheté le journal « La Presse » en 1891, puis« La Patrie ».

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Jean Béraud : « Paris rue du Havre vers 1882 »
(
National Gallery of Art. Washington DC).
(Le Printemps est en reconstruction)

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Date de création : 26/04/2016 • 09:00
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