Un Flamand à Paris
UN FLAMAND À PARIS
Chaque quartier de Paris a son caractère, mais le 9e offre peut-être la plus grande diversité, des dernières maisons de faubourgs aux grands immeubles haussmanniens et post-haussmanniens de ses boulevards. S’y interpolent quelques immeubles Art déco, mais ce sont sans doute les immeubles de la monarchie de Juillet qui dominent toujours. Sur ce fond de diversité tranchent encore quelques immeubles excentriques : l’immeuble néo-gothique du 9, rue Navarin, les immeubles néo-renaissance de la rue Victor Massé et de la place Saint-Georges, la maison d’artiste du 11, cité Malesherbes. Mais le moins connu et le plus singulier est sans le doute l’immeuble néo-flamand de la rue Ballu.
Les pittoresques pignons en pas de moineau de l’architecture flamande ont séduit les architectes éclectiques de la seconde moitié du 19e, mais ils ne convenaient que pour les villes du Nord, ou pour les villes balnéaires où toutes les excentricités sont possibles. A Paris, il a fallu des raisons particulières pour introduire cet immeuble singulier. Et d’abord, ce qui explique déjà beaucoup, il ne s’agit pas d’un immeuble de rapport, mais d’un hôtel particulier, et l’hôtel particulier d’un riche artiste peintre. Sur la façade en effet un grand monogramme « W » sur une table de pierre portée par un cartouche de cuir, renvoie à son constructeur et propriétaire Charles Wislin, un peintre paysagiste, alors renommé et fortuné.
Monogramme de Charles Wislin Ch. Wislin autoportrait 1879
Contrairement à ce qu’on pourrait croire Charles Wislin n’est ni flamand, ni belge, mais franc-comtois. Le choix d’un style flamand est pure fantaisie. Son père, pharmacien et chimiste de Gray, s’est enrichi en déposant de nombreux brevets. Son fils, né en 1852, monte à Paris pour faire des études de droit, mais fréquente aussi l’atelier du peintre Jean-Paul Laurens. Loin des grandes machines historiques de son maître, il peint, comme la plupart des peintres bourgeois de son temps (ce que sont aussi les « impressionnistes »), de petits paysages qu’il expose au Salon des artistes français de 1880 à 1909, puis au Cercle de la rue Volney ou au Salon de la société des Indépendants. Le paysage qu’il expose à l’Exposition universelle de 1889, Journée d’août sur les falaises d’Étretat, est typique de ces petits paysages de plein air, qu’il peint à Montmartre et Fontainebleau en hiver, sur les côtes, de Cabourg à Dinard, de Pont-Aven à Fréjus en été.
Installé 46, rue de Rennes, puis 26, avenue de Wagram, il se fait bâtir une grande maison-atelier, 28, rue Ballu, au pied de Montmartre. L’architecte Gaston Dézermaux, qui bâtit des villas dans le Nord sur la côte d’Opale, dépose pour lui une demande de permis de construire le 30 juillet 1890.
L’instructeur du dossier relève deux infractions au règlement de 1884 : « Le mur de face de cet hôtel conçu en style flamand dépasse de 3,30 m. le périmètre légal dans la partie de couronnement ; en second lieu un campanile situé à 7 m. en arrière de l’alignement dépasse également le périmètre légal d’environ 3, 60 m. »
Les demandeurs, l’architecte Dézermeaux et son client Wislin, firent appel devant le Conseil des bâtiments civils, qui accorda le permis de construire « en raison du caractère artistique de la construction et de la nature spéciale de la rue Ballu peuplée d’hôtels privés et de jardins. » Et l’hôtel fut achevé en « 1891 » comme l’indiquent les ancres de fer des tirants du pignon.
Il est assez extraordinaire de penser qu’un architecte n’hésite pas à déposer un permis de construire pour un projet qui s’écarte de plus de 3 mètres des normes légales, et que l’administration accepte. Premier signe d’une tendance à la libération des parties hautes, finalement autorisée par le décret de 1902, que les architectures de la Belle époque surent exploiter avec bonheur.
Claude MIGNOT
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