En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies pour vous proposer des contenus et services adaptés. Mentions légales.
 
 
 
 

Georges Enesco

© A. Penesco 2017 ©9e Histoire 2009 - 2017


Georges Enesco (1881-1955)
un musicien roumain au cœur de la Nouvelle Athènes


 

Pendant plus de six décennies Georges Enesco est resté fidèle au IXe arrondissement. Celui que le grand violoncelliste Pablo Casals avait surnommé « le Mozart du XXe siècle » révèle effectivement des dons précoces, détruisant rageusement un petit violon à trois cordes, jouet dérisoire, afin d’obtenir un véritable instrument dont il apprend tout d’abord à jouer seul. Il commence aussi à composer à l’âge de cinq ans et deviendra l’une des plus remarquables personnalités musicales de son temps, tout à la fois violoniste, altiste, pianiste, chef d’orchestre et compositeur.

De la Roumanie à Paris : itinéraires d’un musicien surdoué.
Né le 19 août 1881 à Liveni-Vîrnav, dans le Dorohoi, en Moldavie, Enesco, dans ses entretiens avec Bernard Gavoty - publiés en 1955, l’année de la mort du compositeur - décrira sa « plaine moldave […] à champs d’orge et de maïs, des lambeaux de vieilles forêts sans lumière à ses horizons et de vieux villages effacés entre des bouleaux et des saules. » Il retournera s’y ressourcer jusqu’après la seconde guerre mondiale. Pour l’instant c’est un enfant prodige qui fait des études au Conservatoire de Bucarest, puis à celui de Vienne où il entre à l’âge de sept ans - il y joue dans l’orchestre des étudiants sous la direction de Brahms.
Il prend ensuite, avec son père, à la fin de l’année 1894, le train qui l’amène à Paris où il est admis, tout juste âgé de treize ans, au Conservatoire. Là aussi il fera de brillantes études, guidé par les professeurs les plus prestigieux :
Martin Marsick en violon, André Gédalge en contrepoint, Massenet puis Fauré en composition. Enesco a alors pour condisciple Ravel, dont il créera, avec le compositeur au clavier, la Sonate pour violon et piano de 1927.

Dès cette époque, nous trouvons Enesco dans le IXe arrondissement. En effet, pour son premier logement dans la capitale française, il dispose d’une chambre dans l’appartement de la famille Rolland au 10, rue Chaptal. Il habite alors tout à côté du lieu où Ary Scheffer avait ses ateliers et sa maison et qui deviendra le Musée de la Vie Romantique. Enesco se sent chez lui, au cœur de cette Nouvelle Athènes où vécurent et vivent encore tant d’artistes, et qui restera toujours son lieu de résidence parisienne.
À l’automne 1895 il emménage non loin de son ancien domicile, au 51, rue de Douai. Il connaît très vite d’éclatants succès. Son immense culture fascinera toujours ceux qui l’approcheront. Il peut transposer au piano, sans le secours de la partition, les symphonies de
Beethoven, les drames lyriques de Wagner, le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy ou Le Sacre du Printemps de Stravinski, et bien d’autres œuvres encore. Sa mémoire musicale est étonnante : il sait par cœur tous les volumes des œuvres monumentales de Bach. Pendant la Première Guerre mondiale, devant diriger l’intégrale des 9 Symphonies de Beethoven, des difficultés liées aux événements empêchent l’acheminement des parties d’orchestre en temps utile ; il les réécrit alors toutes de mémoire. 
 

C’est un merveilleux musicien au charisme extraordinaire, en premier lieu violoniste hors pair. En 1899, le critique Arthur Pougin déclare : « M. Enesco, […] est un artiste de race, au mécanisme prodigieux, au phrasé superbe, à l'archet solide, à la justesse éclatante; son exécution est grandiose » (Le Ménestrel du 30 juillet 1899). De son côté, Yehudi Menuhin - dont nous avons célébré en 2016 le centième anniversaire de la naissance et qui fut l’élève et le fils spirituel d’Enesco - en parlera plus tard en ces termes (il avait entendu Enesco pour la première fois en 1924 alors que lui-même n’avait pas encore 8 ans): « Jamais auparavant je n'avais entendu pareil violon. Il y avait d'abord chez lui […] une expressivité impétueuse pleine d'émotion, une sorte de style parlando. Il jouait comme s'il improvisait la musique, avec cette concentration rapide, ce pouvoir évocateur et cette capacité de faire ressortir chaque note comme si elle était une création toute fraîche tirée de quelque vide indicible, comme si elle avait la même signification que des paroles jaillissant à l'esprit » (Variations sans thème, Paris, Buchet-Chastel, 1980).

On a, avec raison, loué sa justesse de style, l'intensité et la profondeur de ses interprétations de Bach, Mozart, Beethoven, Schumann, Brahms, Franck ou Chausson. Il joue d'ailleurs toute la littérature violonistique, de Corelli à Ravel. Le violon semble chez lui un mode d'expression si naturel que l'on a véritablement l'impression qu'il est né un archet à la main. C'est sans aucune forfanterie que le jeune artiste peut, en 1908, proposer à la Société des Concerts du Conservatoire d' « interpréter n'importe quelle œuvre pour violon et orchestre, moderne ou classique » (Lettre autographe datée du 15 décembre 1908, Paris, Bibliothèque nationale de France, Département de la Musique). Il s’exerce souvent sur un violon muet pour ne pas déranger son voisinage. 

Il était l'un des violonistes préférés de Marcel Proust qui note, en 1913, après un concert au programme duquel figure la Sonate de Franck : « Grosse émotion ce soir. [...] Je l'ai trouvé admirable; les pépiements douloureux de son violon, les gémissants appels, répondaient au piano, comme d'un arbre, comme d'une feuillée mystérieuse. C'est une très grande impression ». L'impression est en effet si forte que Proust s'en inspirera dans sa description de la fameuse Sonate imaginaire de Vinteuil, œuvre devenue mythique. Enesco sera beaucoup sollicité en tant qu’instrumentiste et chef d’orchestre ; cela prendra du temps au créateur qu’il était - aussi et avant tout - mais il n’a jamais caché la joie qu’il éprouvait à partager un moment d’émotion avec le public et il aimait beaucoup aussi retrouver ses amis et disciples pendant l’été, notamment pour des séances de musique de chambre.

Tous saluent son génie, et ce, dès son adolescence. Un critique s’exprime ainsi au début de l’année 1898 au sujet du Poème Roumain, composé l’année précédente, qui porte le numéro d’opus 1 mais qui a en réalité été précédé de nombreuses autres œuvres : « Un nom encore inconnu du public parisien figurait pour la première fois sur le programme du Concert Colonne d'hier. M. Georges Enesco est un jeune élève de la classe de M. Fauré au Conservatoire, âgé de seize printemps, qui déjà manie l'orchestre avec une sûreté de main extraordinaire. Il faut remonter à Mozart et à M. Saint-Saëns pour trouver des exemples d'une précocité aussi surprenante. La Suite roumaine qui a été exécutée hier au Châtelet […] révèle une nature musicale exceptionnellement douée. L'art avec lequel les thèmes sont présentés, la couleur harmonique et instrumentale dont ils sont revêtus, l'habileté des développements, l'entente des effets, la variété et l'ingéniosité des combinaisons, telles sont les qualités de premier ordre qui distinguent l'incontestable talent de ce tout jeune compositeur. Le succès de cette composition a pris les proportions d'un véritable triomphe et M. Enesco a dû se rendre au vœu du public enthousiaste qui le demandait à grands cris. M. Colonne a amené alors sur le devant de l'estrade un grand garçon souriant et tout joyeux de l'ovation qui lui était faite. » (Victorien Joncières, La Liberté, 2 février 1898).

Ce Poème Roumain est effectivement une œuvre magistrale, saluée avec enthousiasme aussi bien par les musiciens professionnels que par les critiques et le public.

Aux sources de la musique populaire.
Si l'on veut résumer l'évolution d'Enesco dans le traitement du folklore, on constate que ses premières œuvres comme les Rhapsodies ou le Poème Roumain ne renoncent pas encore au pittoresque. Peu à peu le compositeur va décanter ce qu'il y avait de plus extérieurement séduisant pour parvenir à ce jaillissement d'un folklore recréé de l'intérieur, comme dans la Troisième sonate pour violon et piano, la Suite villageoise, les Impressions d'Enfance ou l'Ouverture de concert. Cependant on discerne déjà dans ses premiers opus les prémices de ce que sera son itinéraire spirituel. C'est ainsi que dans le Poème Roumain, Enesco introduit par trois fois une
doina, parenthèse nostalgique hors du temps, décrite en ces termes : « La nuit est venue. Clair de lune. On entend au loin les flûtes des bergers ».

Consacrons quelques instants à la doina, afin de mieux comprendre l’impression qu’a voulu traduire Enesco. La doina est un genre poétique et musical spécifiquement roumain qui évolue dans un tempo et une rythmique très libres et s’accorde particulièrement à l’expression de la solitude et de la tristesse. Les Français qui ont pu entendre des doines en Roumanie ont été très impressionnés. Voici ce qu’écrit par exemple Edgar Quinet : « Les doines qui se prolongent en expirant dans les ondulations des plaines n'ont presque plus de rythme, comme si l'âme était brisée » (Les Roumains, Paris, Librairie Hachette et Cie, 5e éd., s.d. [1856]).

À l'exposition universelle de 1889, l’ethnomusicologue Julien Tiersot écoute avec attention les musiciens populaires roumains, les laoutars, et observe qu' « une mélancolie presque uniforme règne sur la plus grande partie de leur musique : [...] quelque chose de doux, de triste et de résigné, dont le charme est quelquefois très grand [...]. Les musiciens roumains se plaisent à ces mouvements lents, qui se prêtent si bien à l'expression des sentiments contemplatifs, rêveurs (et d'une rêverie toute particulière) qu'ils paraissent porter en eux. Souvent le chant du violon ou de la flûte [...], soutenu par des accords mineurs prolongés parfois très longtemps sans changer, a le caractère d'une improvisation très libre et à peine dessinée : il en résulte une impression vague et monotone d'un charme berceur très captivant ».
L'impression ressentie le soir est inoubliable, lorsque les laoutars interprètent « sous le ciel leurs mélodies plaintives : par derrière, les arbres, la verdure; au-dessus, les étoiles [...] » (Musiques pittoresques. Promenades musicales à l'Exposition de 1889, Paris, Librairie Fischbacher, 1889).

L’année qui suit la création de son Poème Roumain, Enesco obtient son premier prix de violon au Conservatoire. Il fera entendre ses nouvelles compositions dans les grandes salles parisiennes parmi lesquelles la salle Pleyel, située alors au 22, de la rue de Rochechouart. Ses deux célèbres Rhapsodies roumaines datent de l’année 1901, il n’a pas encore vingt ans. Elles arborent un coloris orchestral rutilant qui est la marque de l’Orient, cet Orient qui charme les artistes et intellectuels de ce temps. L’enracinement d’Enesco est apprécié par les Français qui observent que « plus une œuvre manifeste l'esprit particulier d'un peuple, plus elle devient intéressante pour les autres peuples. » (Article de Léon Ery dans La Fédération artistique, cité dans Le Monde Musical du 15 août 1902).

Quelques mois après la première audition de ses deux Rhapsodies roumaines, en avril 1902, Enesco devient membre de la SACEM. On place beaucoup d’espoir en lui et l’on trouve par exemple ces phrases, en 1905, sous la plume d’un compositeur et musicologue, Jean Huré : « J’ai souvent prédit une prochaine renaissance de l’art musical : à la tête du mouvement nouveau qui semble s’annoncer, je vois d’abord Georges Enesco (…) Je ne sais pas de musique plus riche d’idées que la sienne. Je dirais presque qu’elle contient une surabondance mélodique, rythmique, harmonique, orchestrale qui éblouit (…) » (Le Monde musical, 28 février 1905.)
André Gédalge dira que, de tous les élèves qui ont suivi ses cours et dont beaucoup sont devenus illustres, Enesco est « le seul qui ait vraiment des idées et du souffle » (lettre datée de 1923) et Darius Milhaud confirmera que leur professeur commun a souvent évoqué dans sa classe « l’étonnement et l’admiration qu’il avait toujours éprouvés dès qu’il avait vu l’extraordinaire richesse des dons d’Enesco » (écrit en 1936).

Malgré ses retours réguliers au pays natal et une carrière qui fera de lui pendant longtemps un éternel voyageur, Enesco a décidé de s’ancrer à Paris, dans le IXe arrondissement, écrivant par exemple à une amie, en 1899 : « Je voudrais avoir mon appartement permanent à Paris pour y être chez moi, avec ma bibliothèque où je puisse faire des quatuors, recevoir mes amis, car l’année prochaine ce sera un véritable tourbillon. […] Il me faut absolument mon home » (lettre à Hélène Bibesco). Ce sera, au printemps 1900, à deux pas du charmant square Adolphe Max, au 16, rue de Bruxelles. Enesco conservera cet appartement jusqu’en 1914 mais dispose, à partir de 1908, d’un second appartement, au 26, rue de Clichy. Ce sont ses amis Benac - demeurant tout près, au n°14 - qui ont généreusement mis cet appartement à sa disposition afin qu’il puisse y donner ses leçons de violon. À l’issue de la Première Guerre Mondiale, il fera de cet appartement sa seule résidence parisienne : il est alors installé au 3e étage de ce bel immeuble haussmannien, où il dispose très précisément d’un trois pièces avec cuisine et salle de bains.

26 rue de Clichy.jpg
Le 26, rue de Clichy

Un mélodiste dans la lignée des grands maîtres français du genre.
Cette année 1908 est également marquée par la composition d’un cycle de mélodies : les Sept chansons de Clément Marot données en première audition à Paris, en présence notamment de Debussy, le 19 décembre 1908, avec le ténor
Jean Altchewski (dédicataire de la 7e mélodie) et l'auteur au piano. Il s'agit d'une rencontre privilégiée avec un univers poétique qu'Enesco comprend en profondeur. Il a puisé dans le Second livre des Épigrammes et dans L'Adolescence clémentine.

Ces mélodies d'Enesco occupent une place spécifique dans l'histoire de ce genre dont elles sont un magnifique fleuron : nées sous la plume d'un Latin d'Orient venu parfaire son éducation musicale dans notre pays, elles révèlent à quel point il a su assimiler une ars poetica profondément française qu'il a fondue au creuset de sa sensibilité. De là, sans doute, cette voix reconnaissable entre toutes, d'une si pénétrante persuasion.

Clément Marot reprend à Pétrarque la mélancolie de l'amant délaissé et la ferveur de la dévotion à la dame de ses pensées, dans la tradition de l'amour courtois fondé sur la constance, la loyauté et la fermeté d'âme, où les sentiments purs et élevés sont mêlés de mysticisme. Avec un instinct infaillible, Enesco a senti la présence immédiate et sonore de ces poésies, il a su se mettre à leur écoute, s'imprégner de leur respiration, de leur rythme, de leur musicalité. Sa connaissance raffinée de la langue française permet à Enesco de percevoir et de respecter la métrique de ces poèmes. Il conçoit en outre un véritable cycle de mélodies, parfaitement structuré, où les symétries et les éléments d'unité n'excluent pas une nécessaire diversité. Chacun des sentiments exprimés est finement caractérisé. Clément Marot se voulait « exempt d'ingratitude », témoignant son admiration à l'égard de ses maîtres, tout en rénovant leur tradition de l'intérieur pour aboutir à sa métamorphose, s'inspirant librement de ses modèles sans se laisser emprisonner, trouvant un équilibre harmonieux entre l'acceptation de l'héritage du passé et la revendication d'une liberté qui devait lui permettre d'atteindre à une expression plus personnelle.

Comme lui, Enesco assume ce que lui ont enseigné les compositeurs français, s'inscrivant tout naturellement dans cette glorieuse lignée de mélodistes. On trouve dans le cycle de ces Chansons cet « art de la litote » qui sera si bien analysé par André Gide et qui, par-delà les siècles, rejoint l'esthétique de Clément Marot, se livrant et se dérobant tout à la fois. Cette langue - poétique et musicale -, d'une singulière économie de moyens, est faite d'élégance, de clarté et de sensibilité contenue. Dédaigneuse de toute affectation, elle possède une beauté délicate et un lyrisme secret, mais éminemment personnel. Art de la discrétion, de l'allusion et du non-dit, d'une pudeur exquise, cette poétique de l'intériorité sont d'une rare authenticité.

Poésie et modernité.
Comme on peut aisément l’imaginer, le rythme des concerts et des compositions d’œuvres nouvelles est très dense et se poursuivra quasiment jusqu’à la fin. Enesco pratique également régulièrement la musique de chambre en tant que violoniste, altiste ou pianiste, et contribue à en enrichir le répertoire de belles partitions : Sonates, Quatuors, Octuor à cordes et Dixtuor à vent.

Toutes ces partitions sont d’une belle générosité mélodique ; les mouvements lents atteignent le plus souvent des profondeurs insondables mais son écriture rythmique et harmonique est aussi d’une grande inventivité.

Il est en outre un merveilleux orchestrateur, véritable orfèvre de la matière sonore qui a sa place parmi les maîtres les plus réputés en la matière, un Ravel par exemple. Enesco ne s’est pas contenté d’étudier les traités d’orchestration, il s’est aussi mis à l’écoute des instruments populaires roumains et des sonorités de la nature. Sa 3e Suite « villageoise » est achevée en 1938, trois décennies après les Sept Chansons de Clément Marot. Dans « Rivière sous la lune », qui est l’avant-dernier des cinq mouvements de cette suite, il transpose avec délicatesse les miroitements et les reflets irisés du cristal liquide, créant une temporalité enchantée.

C’est maintenant un compositeur en pleine maturité volant le plus de temps possible à ses concerts pour se consacrer aussi à la création. Sans entrer dans des analyses trop techniques et spécialisées, il faut souligner tout à la fois la connaissance phénoménale qu’Enesco possède de la musique savante, son aptitude à comprendre et assimiler tous les styles, mais aussi son originalité et sa modernité. Ce que l’écrivain Gregor von Rezzori appelle « le pollen de la culture occidentale » s’allie parfois secrètement chez Enesco aux sources les plus pures du folklore de son pays natal. Précisons en outre qu’Enesco est le premier à utiliser certains éléments d’écriture tels que les micro-intervalles et les chants d’oiseaux.

Un chef-d’œuvre créé au Palais Garnier.
Son unique opéra, Œdipe, a été créé à l’Opéra de Paris en mars 1936, dans des décors
d’André Boll, sous la direction de Philippe Gaubert, avec André Pernet dans le rôle-titre et Marisa Ferrer dans celui de Jocaste. C’est une œuvre longuement et patiemment mûrie durant près d'un quart de siècle, de 1909 environ à 1931.

Un soir, Enesco va à la Comédie-Française écouter le grand tragédien Mounet-Sully qui tient le rôle-titre dans la traduction de l’Œdipe-Roi de Sophocle ; il confie le choc ressenti : « Cette voix, écrit-il, cette voix sonore et flexible qui lançait les phrases comme si ç'avait été du chant, et les vers comme s'il se fût agi d'une mélodie, jusqu'à mon dernier jour elle résonnera dans ma mémoire ! »
« Je sortis de la Comédie-Française possédé. Cette tragédie de la lutte entre l'homme et son destin, cette tragédie la plus inexorable mais aussi la plus pitoyable de toutes, de quelle hauteur ne dépassait-elle pas les tristes faits divers qu'on nous sert en tableaux lyriques ! » (propos rapportés par José Bruyr).

Enesco - qui en 1909, lorsqu’il commence la composition d’Œdipe n'est encore qu'un jeune homme d’à peine vingt-huit ans - est pris par le mythe bouleversant de la destinée humaine face à l'implacabilité des dieux et demande à un helléniste distingué, Edmond Fleg, d’écrire le livret de cette tragédie lyrique en quatre actes et six tableaux.

La musique est au service du drame et de l'expression d'émotions intenses. L'orchestre se voit confier un rôle essentiel : chaque acte possède une structure symphonique propre et s'inscrit dans une grande forme d'où se détachent les différentes scènes, très caractérisées. Le chœur est un personnage actif - commentateur du drame et intermédiaire entre le héros et les spectateurs - et la voix alterne ou mêle le récitatif, la récitation mélodramatique, le quasi-parlando, parfois le cri ou le gémissement, et le chant véritable, traduction lyrique des sentiments.

Enesco est fidèle à l'esprit de la tragédie grecque, inséparable de la souffrance, et nous fait partager sa compassion envers Œdipe, accablé par des malheurs plus grands que ceux des autres mortels, mais les supportant sans défaillance avec une force d'âme hors du commun. Refusant un bonheur fondé sur l'ignorance, il découvre peu à peu les crimes qu'il a commis et s'ôte la vue avec les agrafes d'or arrachées au manteau de Jocaste, geste symbolique né du refus de voir un monde souillé par ses fautes, et qui fait suivre l'aveuglement intérieur de la cécité corporelle. Le compositeur a voulu graduer l'expression afin de donner à la scène où Œdipe se crève les yeux un maximum de puissance dans l'horreur. Dans cette scène impressionnante qui atteint au paroxysme du tragique, Enesco s'est souvenu du long gémissement que faisait entendre Mounet-Sully lorsqu'il apparaissait ensanglanté, titubant sur les marches du palais.

Cette œuvre est la clef de voûte de la création énescienne en même temps que l'un des plus hauts sommets de l'art lyrique. Elle entre en résonance avec les événements dramatiques de ces premières décennies du XXe siècle mais également avec les drames intimes qui assombrissent les dernières années d’Enesco. En 1935 il s’installe au rez-de-chaussée du 26, rue de Clichy, sous son ancien appartement, dans un simple pied-à-terre de deux pièces avec cuisine. Pendant la guerre il sera en Roumanie qu’il quittera pour un exil volontaire à la fin de l’année 1946, vivant ensuite dans un grand dénuement matériel et moral, d’autant que sa santé chancelante lui rend les longs voyages de plus en plus difficiles jusqu’à qu’il reste paralysé, à la suite d’une attaque cérébrale qui le frappe pendant l’été 1954.

Mais il nous laisse une œuvre multiple, d’une richesse inouïe. Dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien Vladimir Jankélévitch déclare qu’ « Enesco a connu la gloire comme violoniste dans les concerts, mais la postérité reconnaîtra son œuvre créatrice ». C’était en 1981, un siècle après la naissance du compositeur, alors que sa musique n’était plus très fréquemment jouée : l’écriture de ses œuvres est certes d’une grande complexité mais la générosité de leur inspiration convainc immédiatement et nous assistons depuis un certain nombre d’années à un grand mouvement de redécouverte de celui qui fut l’un des musiciens majeurs de son temps. Œdipe vient d’être donné à Covent Garden, pour le 80e anniversaire de la création de l’œuvre. Il n’a pas été donné à l’Opéra de Paris depuis 1963 (avec une troupe venue de Bucarest ; David Ohanesian dans le rôle-titre, direction Mihai Brediceanu) ; en 1998 Lawrence Foster avait dirigé la version concert au Théâtre des Champs-Élysées et le Capitole de Toulouse l’avait programmé en 2008.

Issu d'un pays qui est un point de jonction où les civilisations viennent se confondre, Enesco a résolu le conflit entre chant populaire et musique savante, créant un accord mystérieux entre sa propre nature rhapsodique, la dichotomie latinité-orientalité de la Roumanie, les élans du romantisme allemand et la subtilité française. Ces éléments catalyseurs, fondus dans le creuset de sa sensibilité, ont fait éclore ses potentialités créatrices : Valéry a certainement raison d'écrire en 1927, (dans Regards sur le monde actuel et autres essais) qu'un arbre greffé plusieurs fois donne des fruits particulièrement savoureux, résultant d' « une heureuse alliance de sucs et de sèves très divers ».

Anne Penesco

© A. Penesco 2017 ©9e Histoire 2009 - 2017

Lire la suite

© A. Penesco 2017 ©9e Histoire 2009 - 2017


Georges Enesco (1881-1955)
un musicien roumain au cœur de la Nouvelle Athènes


 

Pendant plus de six décennies Georges Enesco est resté fidèle au IXe arrondissement. Celui que le grand violoncelliste Pablo Casals avait surnommé « le Mozart du XXe siècle » révèle effectivement des dons précoces, détruisant rageusement un petit violon à trois cordes, jouet dérisoire, afin d’obtenir un véritable instrument dont il apprend tout d’abord à jouer seul. Il commence aussi à composer à l’âge de cinq ans et deviendra l’une des plus remarquables personnalités musicales de son temps, tout à la fois violoniste, altiste, pianiste, chef d’orchestre et compositeur.

De la Roumanie à Paris : itinéraires d’un musicien surdoué.
Né le 19 août 1881 à Liveni-Vîrnav, dans le Dorohoi, en Moldavie, Enesco, dans ses entretiens avec Bernard Gavoty - publiés en 1955, l’année de la mort du compositeur - décrira sa « plaine moldave […] à champs d’orge et de maïs, des lambeaux de vieilles forêts sans lumière à ses horizons et de vieux villages effacés entre des bouleaux et des saules. » Il retournera s’y ressourcer jusqu’après la seconde guerre mondiale. Pour l’instant c’est un enfant prodige qui fait des études au Conservatoire de Bucarest, puis à celui de Vienne où il entre à l’âge de sept ans - il y joue dans l’orchestre des étudiants sous la direction de Brahms.
Il prend ensuite, avec son père, à la fin de l’année 1894, le train qui l’amène à Paris où il est admis, tout juste âgé de treize ans, au Conservatoire. Là aussi il fera de brillantes études, guidé par les professeurs les plus prestigieux :
Martin Marsick en violon, André Gédalge en contrepoint, Massenet puis Fauré en composition. Enesco a alors pour condisciple Ravel, dont il créera, avec le compositeur au clavier, la Sonate pour violon et piano de 1927.

Dès cette époque, nous trouvons Enesco dans le IXe arrondissement. En effet, pour son premier logement dans la capitale française, il dispose d’une chambre dans l’appartement de la famille Rolland au 10, rue Chaptal. Il habite alors tout à côté du lieu où Ary Scheffer avait ses ateliers et sa maison et qui deviendra le Musée de la Vie Romantique. Enesco se sent chez lui, au cœur de cette Nouvelle Athènes où vécurent et vivent encore tant d’artistes, et qui restera toujours son lieu de résidence parisienne.
À l’automne 1895 il emménage non loin de son ancien domicile, au 51, rue de Douai. Il connaît très vite d’éclatants succès. Son immense culture fascinera toujours ceux qui l’approcheront. Il peut transposer au piano, sans le secours de la partition, les symphonies de
Beethoven, les drames lyriques de Wagner, le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy ou Le Sacre du Printemps de Stravinski, et bien d’autres œuvres encore. Sa mémoire musicale est étonnante : il sait par cœur tous les volumes des œuvres monumentales de Bach. Pendant la Première Guerre mondiale, devant diriger l’intégrale des 9 Symphonies de Beethoven, des difficultés liées aux événements empêchent l’acheminement des parties d’orchestre en temps utile ; il les réécrit alors toutes de mémoire. 
 

C’est un merveilleux musicien au charisme extraordinaire, en premier lieu violoniste hors pair. En 1899, le critique Arthur Pougin déclare : « M. Enesco, […] est un artiste de race, au mécanisme prodigieux, au phrasé superbe, à l'archet solide, à la justesse éclatante; son exécution est grandiose » (Le Ménestrel du 30 juillet 1899). De son côté, Yehudi Menuhin - dont nous avons célébré en 2016 le centième anniversaire de la naissance et qui fut l’élève et le fils spirituel d’Enesco - en parlera plus tard en ces termes (il avait entendu Enesco pour la première fois en 1924 alors que lui-même n’avait pas encore 8 ans): « Jamais auparavant je n'avais entendu pareil violon. Il y avait d'abord chez lui […] une expressivité impétueuse pleine d'émotion, une sorte de style parlando. Il jouait comme s'il improvisait la musique, avec cette concentration rapide, ce pouvoir évocateur et cette capacité de faire ressortir chaque note comme si elle était une création toute fraîche tirée de quelque vide indicible, comme si elle avait la même signification que des paroles jaillissant à l'esprit » (Variations sans thème, Paris, Buchet-Chastel, 1980).

On a, avec raison, loué sa justesse de style, l'intensité et la profondeur de ses interprétations de Bach, Mozart, Beethoven, Schumann, Brahms, Franck ou Chausson. Il joue d'ailleurs toute la littérature violonistique, de Corelli à Ravel. Le violon semble chez lui un mode d'expression si naturel que l'on a véritablement l'impression qu'il est né un archet à la main. C'est sans aucune forfanterie que le jeune artiste peut, en 1908, proposer à la Société des Concerts du Conservatoire d' « interpréter n'importe quelle œuvre pour violon et orchestre, moderne ou classique » (Lettre autographe datée du 15 décembre 1908, Paris, Bibliothèque nationale de France, Département de la Musique). Il s’exerce souvent sur un violon muet pour ne pas déranger son voisinage. 

Il était l'un des violonistes préférés de Marcel Proust qui note, en 1913, après un concert au programme duquel figure la Sonate de Franck : « Grosse émotion ce soir. [...] Je l'ai trouvé admirable; les pépiements douloureux de son violon, les gémissants appels, répondaient au piano, comme d'un arbre, comme d'une feuillée mystérieuse. C'est une très grande impression ». L'impression est en effet si forte que Proust s'en inspirera dans sa description de la fameuse Sonate imaginaire de Vinteuil, œuvre devenue mythique. Enesco sera beaucoup sollicité en tant qu’instrumentiste et chef d’orchestre ; cela prendra du temps au créateur qu’il était - aussi et avant tout - mais il n’a jamais caché la joie qu’il éprouvait à partager un moment d’émotion avec le public et il aimait beaucoup aussi retrouver ses amis et disciples pendant l’été, notamment pour des séances de musique de chambre.

Tous saluent son génie, et ce, dès son adolescence. Un critique s’exprime ainsi au début de l’année 1898 au sujet du Poème Roumain, composé l’année précédente, qui porte le numéro d’opus 1 mais qui a en réalité été précédé de nombreuses autres œuvres : « Un nom encore inconnu du public parisien figurait pour la première fois sur le programme du Concert Colonne d'hier. M. Georges Enesco est un jeune élève de la classe de M. Fauré au Conservatoire, âgé de seize printemps, qui déjà manie l'orchestre avec une sûreté de main extraordinaire. Il faut remonter à Mozart et à M. Saint-Saëns pour trouver des exemples d'une précocité aussi surprenante. La Suite roumaine qui a été exécutée hier au Châtelet […] révèle une nature musicale exceptionnellement douée. L'art avec lequel les thèmes sont présentés, la couleur harmonique et instrumentale dont ils sont revêtus, l'habileté des développements, l'entente des effets, la variété et l'ingéniosité des combinaisons, telles sont les qualités de premier ordre qui distinguent l'incontestable talent de ce tout jeune compositeur. Le succès de cette composition a pris les proportions d'un véritable triomphe et M. Enesco a dû se rendre au vœu du public enthousiaste qui le demandait à grands cris. M. Colonne a amené alors sur le devant de l'estrade un grand garçon souriant et tout joyeux de l'ovation qui lui était faite. » (Victorien Joncières, La Liberté, 2 février 1898).

Ce Poème Roumain est effectivement une œuvre magistrale, saluée avec enthousiasme aussi bien par les musiciens professionnels que par les critiques et le public.

Aux sources de la musique populaire.
Si l'on veut résumer l'évolution d'Enesco dans le traitement du folklore, on constate que ses premières œuvres comme les Rhapsodies ou le Poème Roumain ne renoncent pas encore au pittoresque. Peu à peu le compositeur va décanter ce qu'il y avait de plus extérieurement séduisant pour parvenir à ce jaillissement d'un folklore recréé de l'intérieur, comme dans la Troisième sonate pour violon et piano, la Suite villageoise, les Impressions d'Enfance ou l'Ouverture de concert. Cependant on discerne déjà dans ses premiers opus les prémices de ce que sera son itinéraire spirituel. C'est ainsi que dans le Poème Roumain, Enesco introduit par trois fois une
doina, parenthèse nostalgique hors du temps, décrite en ces termes : « La nuit est venue. Clair de lune. On entend au loin les flûtes des bergers ».

Consacrons quelques instants à la doina, afin de mieux comprendre l’impression qu’a voulu traduire Enesco. La doina est un genre poétique et musical spécifiquement roumain qui évolue dans un tempo et une rythmique très libres et s’accorde particulièrement à l’expression de la solitude et de la tristesse. Les Français qui ont pu entendre des doines en Roumanie ont été très impressionnés. Voici ce qu’écrit par exemple Edgar Quinet : « Les doines qui se prolongent en expirant dans les ondulations des plaines n'ont presque plus de rythme, comme si l'âme était brisée » (Les Roumains, Paris, Librairie Hachette et Cie, 5e éd., s.d. [1856]).

À l'exposition universelle de 1889, l’ethnomusicologue Julien Tiersot écoute avec attention les musiciens populaires roumains, les laoutars, et observe qu' « une mélancolie presque uniforme règne sur la plus grande partie de leur musique : [...] quelque chose de doux, de triste et de résigné, dont le charme est quelquefois très grand [...]. Les musiciens roumains se plaisent à ces mouvements lents, qui se prêtent si bien à l'expression des sentiments contemplatifs, rêveurs (et d'une rêverie toute particulière) qu'ils paraissent porter en eux. Souvent le chant du violon ou de la flûte [...], soutenu par des accords mineurs prolongés parfois très longtemps sans changer, a le caractère d'une improvisation très libre et à peine dessinée : il en résulte une impression vague et monotone d'un charme berceur très captivant ».
L'impression ressentie le soir est inoubliable, lorsque les laoutars interprètent « sous le ciel leurs mélodies plaintives : par derrière, les arbres, la verdure; au-dessus, les étoiles [...] » (Musiques pittoresques. Promenades musicales à l'Exposition de 1889, Paris, Librairie Fischbacher, 1889).

L’année qui suit la création de son Poème Roumain, Enesco obtient son premier prix de violon au Conservatoire. Il fera entendre ses nouvelles compositions dans les grandes salles parisiennes parmi lesquelles la salle Pleyel, située alors au 22, de la rue de Rochechouart. Ses deux célèbres Rhapsodies roumaines datent de l’année 1901, il n’a pas encore vingt ans. Elles arborent un coloris orchestral rutilant qui est la marque de l’Orient, cet Orient qui charme les artistes et intellectuels de ce temps. L’enracinement d’Enesco est apprécié par les Français qui observent que « plus une œuvre manifeste l'esprit particulier d'un peuple, plus elle devient intéressante pour les autres peuples. » (Article de Léon Ery dans La Fédération artistique, cité dans Le Monde Musical du 15 août 1902).

Quelques mois après la première audition de ses deux Rhapsodies roumaines, en avril 1902, Enesco devient membre de la SACEM. On place beaucoup d’espoir en lui et l’on trouve par exemple ces phrases, en 1905, sous la plume d’un compositeur et musicologue, Jean Huré : « J’ai souvent prédit une prochaine renaissance de l’art musical : à la tête du mouvement nouveau qui semble s’annoncer, je vois d’abord Georges Enesco (…) Je ne sais pas de musique plus riche d’idées que la sienne. Je dirais presque qu’elle contient une surabondance mélodique, rythmique, harmonique, orchestrale qui éblouit (…) » (Le Monde musical, 28 février 1905.)
André Gédalge dira que, de tous les élèves qui ont suivi ses cours et dont beaucoup sont devenus illustres, Enesco est « le seul qui ait vraiment des idées et du souffle » (lettre datée de 1923) et Darius Milhaud confirmera que leur professeur commun a souvent évoqué dans sa classe « l’étonnement et l’admiration qu’il avait toujours éprouvés dès qu’il avait vu l’extraordinaire richesse des dons d’Enesco » (écrit en 1936).

Malgré ses retours réguliers au pays natal et une carrière qui fera de lui pendant longtemps un éternel voyageur, Enesco a décidé de s’ancrer à Paris, dans le IXe arrondissement, écrivant par exemple à une amie, en 1899 : « Je voudrais avoir mon appartement permanent à Paris pour y être chez moi, avec ma bibliothèque où je puisse faire des quatuors, recevoir mes amis, car l’année prochaine ce sera un véritable tourbillon. […] Il me faut absolument mon home » (lettre à Hélène Bibesco). Ce sera, au printemps 1900, à deux pas du charmant square Adolphe Max, au 16, rue de Bruxelles. Enesco conservera cet appartement jusqu’en 1914 mais dispose, à partir de 1908, d’un second appartement, au 26, rue de Clichy. Ce sont ses amis Benac - demeurant tout près, au n°14 - qui ont généreusement mis cet appartement à sa disposition afin qu’il puisse y donner ses leçons de violon. À l’issue de la Première Guerre Mondiale, il fera de cet appartement sa seule résidence parisienne : il est alors installé au 3e étage de ce bel immeuble haussmannien, où il dispose très précisément d’un trois pièces avec cuisine et salle de bains.

26 rue de Clichy.jpg
Le 26, rue de Clichy

Un mélodiste dans la lignée des grands maîtres français du genre.
Cette année 1908 est également marquée par la composition d’un cycle de mélodies : les Sept chansons de Clément Marot données en première audition à Paris, en présence notamment de Debussy, le 19 décembre 1908, avec le ténor
Jean Altchewski (dédicataire de la 7e mélodie) et l'auteur au piano. Il s'agit d'une rencontre privilégiée avec un univers poétique qu'Enesco comprend en profondeur. Il a puisé dans le Second livre des Épigrammes et dans L'Adolescence clémentine.

Ces mélodies d'Enesco occupent une place spécifique dans l'histoire de ce genre dont elles sont un magnifique fleuron : nées sous la plume d'un Latin d'Orient venu parfaire son éducation musicale dans notre pays, elles révèlent à quel point il a su assimiler une ars poetica profondément française qu'il a fondue au creuset de sa sensibilité. De là, sans doute, cette voix reconnaissable entre toutes, d'une si pénétrante persuasion.

Clément Marot reprend à Pétrarque la mélancolie de l'amant délaissé et la ferveur de la dévotion à la dame de ses pensées, dans la tradition de l'amour courtois fondé sur la constance, la loyauté et la fermeté d'âme, où les sentiments purs et élevés sont mêlés de mysticisme. Avec un instinct infaillible, Enesco a senti la présence immédiate et sonore de ces poésies, il a su se mettre à leur écoute, s'imprégner de leur respiration, de leur rythme, de leur musicalité. Sa connaissance raffinée de la langue française permet à Enesco de percevoir et de respecter la métrique de ces poèmes. Il conçoit en outre un véritable cycle de mélodies, parfaitement structuré, où les symétries et les éléments d'unité n'excluent pas une nécessaire diversité. Chacun des sentiments exprimés est finement caractérisé. Clément Marot se voulait « exempt d'ingratitude », témoignant son admiration à l'égard de ses maîtres, tout en rénovant leur tradition de l'intérieur pour aboutir à sa métamorphose, s'inspirant librement de ses modèles sans se laisser emprisonner, trouvant un équilibre harmonieux entre l'acceptation de l'héritage du passé et la revendication d'une liberté qui devait lui permettre d'atteindre à une expression plus personnelle.

Comme lui, Enesco assume ce que lui ont enseigné les compositeurs français, s'inscrivant tout naturellement dans cette glorieuse lignée de mélodistes. On trouve dans le cycle de ces Chansons cet « art de la litote » qui sera si bien analysé par André Gide et qui, par-delà les siècles, rejoint l'esthétique de Clément Marot, se livrant et se dérobant tout à la fois. Cette langue - poétique et musicale -, d'une singulière économie de moyens, est faite d'élégance, de clarté et de sensibilité contenue. Dédaigneuse de toute affectation, elle possède une beauté délicate et un lyrisme secret, mais éminemment personnel. Art de la discrétion, de l'allusion et du non-dit, d'une pudeur exquise, cette poétique de l'intériorité sont d'une rare authenticité.

Poésie et modernité.
Comme on peut aisément l’imaginer, le rythme des concerts et des compositions d’œuvres nouvelles est très dense et se poursuivra quasiment jusqu’à la fin. Enesco pratique également régulièrement la musique de chambre en tant que violoniste, altiste ou pianiste, et contribue à en enrichir le répertoire de belles partitions : Sonates, Quatuors, Octuor à cordes et Dixtuor à vent.

Toutes ces partitions sont d’une belle générosité mélodique ; les mouvements lents atteignent le plus souvent des profondeurs insondables mais son écriture rythmique et harmonique est aussi d’une grande inventivité.

Il est en outre un merveilleux orchestrateur, véritable orfèvre de la matière sonore qui a sa place parmi les maîtres les plus réputés en la matière, un Ravel par exemple. Enesco ne s’est pas contenté d’étudier les traités d’orchestration, il s’est aussi mis à l’écoute des instruments populaires roumains et des sonorités de la nature. Sa 3e Suite « villageoise » est achevée en 1938, trois décennies après les Sept Chansons de Clément Marot. Dans « Rivière sous la lune », qui est l’avant-dernier des cinq mouvements de cette suite, il transpose avec délicatesse les miroitements et les reflets irisés du cristal liquide, créant une temporalité enchantée.

C’est maintenant un compositeur en pleine maturité volant le plus de temps possible à ses concerts pour se consacrer aussi à la création. Sans entrer dans des analyses trop techniques et spécialisées, il faut souligner tout à la fois la connaissance phénoménale qu’Enesco possède de la musique savante, son aptitude à comprendre et assimiler tous les styles, mais aussi son originalité et sa modernité. Ce que l’écrivain Gregor von Rezzori appelle « le pollen de la culture occidentale » s’allie parfois secrètement chez Enesco aux sources les plus pures du folklore de son pays natal. Précisons en outre qu’Enesco est le premier à utiliser certains éléments d’écriture tels que les micro-intervalles et les chants d’oiseaux.

Un chef-d’œuvre créé au Palais Garnier.
Son unique opéra, Œdipe, a été créé à l’Opéra de Paris en mars 1936, dans des décors
d’André Boll, sous la direction de Philippe Gaubert, avec André Pernet dans le rôle-titre et Marisa Ferrer dans celui de Jocaste. C’est une œuvre longuement et patiemment mûrie durant près d'un quart de siècle, de 1909 environ à 1931.

Un soir, Enesco va à la Comédie-Française écouter le grand tragédien Mounet-Sully qui tient le rôle-titre dans la traduction de l’Œdipe-Roi de Sophocle ; il confie le choc ressenti : « Cette voix, écrit-il, cette voix sonore et flexible qui lançait les phrases comme si ç'avait été du chant, et les vers comme s'il se fût agi d'une mélodie, jusqu'à mon dernier jour elle résonnera dans ma mémoire ! »
« Je sortis de la Comédie-Française possédé. Cette tragédie de la lutte entre l'homme et son destin, cette tragédie la plus inexorable mais aussi la plus pitoyable de toutes, de quelle hauteur ne dépassait-elle pas les tristes faits divers qu'on nous sert en tableaux lyriques ! » (propos rapportés par José Bruyr).

Enesco - qui en 1909, lorsqu’il commence la composition d’Œdipe n'est encore qu'un jeune homme d’à peine vingt-huit ans - est pris par le mythe bouleversant de la destinée humaine face à l'implacabilité des dieux et demande à un helléniste distingué, Edmond Fleg, d’écrire le livret de cette tragédie lyrique en quatre actes et six tableaux.

La musique est au service du drame et de l'expression d'émotions intenses. L'orchestre se voit confier un rôle essentiel : chaque acte possède une structure symphonique propre et s'inscrit dans une grande forme d'où se détachent les différentes scènes, très caractérisées. Le chœur est un personnage actif - commentateur du drame et intermédiaire entre le héros et les spectateurs - et la voix alterne ou mêle le récitatif, la récitation mélodramatique, le quasi-parlando, parfois le cri ou le gémissement, et le chant véritable, traduction lyrique des sentiments.

Enesco est fidèle à l'esprit de la tragédie grecque, inséparable de la souffrance, et nous fait partager sa compassion envers Œdipe, accablé par des malheurs plus grands que ceux des autres mortels, mais les supportant sans défaillance avec une force d'âme hors du commun. Refusant un bonheur fondé sur l'ignorance, il découvre peu à peu les crimes qu'il a commis et s'ôte la vue avec les agrafes d'or arrachées au manteau de Jocaste, geste symbolique né du refus de voir un monde souillé par ses fautes, et qui fait suivre l'aveuglement intérieur de la cécité corporelle. Le compositeur a voulu graduer l'expression afin de donner à la scène où Œdipe se crève les yeux un maximum de puissance dans l'horreur. Dans cette scène impressionnante qui atteint au paroxysme du tragique, Enesco s'est souvenu du long gémissement que faisait entendre Mounet-Sully lorsqu'il apparaissait ensanglanté, titubant sur les marches du palais.

Cette œuvre est la clef de voûte de la création énescienne en même temps que l'un des plus hauts sommets de l'art lyrique. Elle entre en résonance avec les événements dramatiques de ces premières décennies du XXe siècle mais également avec les drames intimes qui assombrissent les dernières années d’Enesco. En 1935 il s’installe au rez-de-chaussée du 26, rue de Clichy, sous son ancien appartement, dans un simple pied-à-terre de deux pièces avec cuisine. Pendant la guerre il sera en Roumanie qu’il quittera pour un exil volontaire à la fin de l’année 1946, vivant ensuite dans un grand dénuement matériel et moral, d’autant que sa santé chancelante lui rend les longs voyages de plus en plus difficiles jusqu’à qu’il reste paralysé, à la suite d’une attaque cérébrale qui le frappe pendant l’été 1954.

Mais il nous laisse une œuvre multiple, d’une richesse inouïe. Dans Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien Vladimir Jankélévitch déclare qu’ « Enesco a connu la gloire comme violoniste dans les concerts, mais la postérité reconnaîtra son œuvre créatrice ». C’était en 1981, un siècle après la naissance du compositeur, alors que sa musique n’était plus très fréquemment jouée : l’écriture de ses œuvres est certes d’une grande complexité mais la générosité de leur inspiration convainc immédiatement et nous assistons depuis un certain nombre d’années à un grand mouvement de redécouverte de celui qui fut l’un des musiciens majeurs de son temps. Œdipe vient d’être donné à Covent Garden, pour le 80e anniversaire de la création de l’œuvre. Il n’a pas été donné à l’Opéra de Paris depuis 1963 (avec une troupe venue de Bucarest ; David Ohanesian dans le rôle-titre, direction Mihai Brediceanu) ; en 1998 Lawrence Foster avait dirigé la version concert au Théâtre des Champs-Élysées et le Capitole de Toulouse l’avait programmé en 2008.

Issu d'un pays qui est un point de jonction où les civilisations viennent se confondre, Enesco a résolu le conflit entre chant populaire et musique savante, créant un accord mystérieux entre sa propre nature rhapsodique, la dichotomie latinité-orientalité de la Roumanie, les élans du romantisme allemand et la subtilité française. Ces éléments catalyseurs, fondus dans le creuset de sa sensibilité, ont fait éclore ses potentialités créatrices : Valéry a certainement raison d'écrire en 1927, (dans Regards sur le monde actuel et autres essais) qu'un arbre greffé plusieurs fois donne des fruits particulièrement savoureux, résultant d' « une heureuse alliance de sucs et de sèves très divers ».

Anne Penesco

© A. Penesco 2017 ©9e Histoire 2009 - 2017

Fermer


Date de création : 24/03/2017 • 09:00
Catégorie : Publications de 9ème Histoire - Articles-Musiciens
Page lue 6675 fois


Réactions à cet article


Personne n'a encore laissé de commentaire.
Soyez donc le premier !