Cités Ouvrières - novembre 2017
La Cour Saint-Hilaire La Cité Napoléon
D’une Cité à l’autre …
Au cours de deux visites successives, mercredi 15 et vendredi 17 novembre, les adhérents de 9ème Histoire qui s’y étaient inscrits ont pu découvrir deux sites un peu particuliers qui, à quelques années d’écart, ont abrité au XIXe siècle une population d’artisans ou d’ouvriers.
Hélène Tannenbaum et Emmanuel Fouquet avaient fixé rendez-vous dans l’étroite rue de l’Agent Bailly pour débuter la promenade côté rue Milton. C’est au rez-de-chaussée du n°8 que se trouve en effet l’atelier d’Yvon Taillandier (artiste autodidacte né en 1926) qu’il a occupé entre 1970 et 2010 avant de s’installer en Avignon.
Peinture murale d'Yvon Tallandier rue de l'Agent Bailly
Il peignit la façade lorsqu’il s’y installa et signa ainsi une peinture murale qu’il intitula le « Taillandier-Land » et qui raconte ici l’épopée de la compagnie d’aviation « Taillandier-landaise » !
Quoi de plus étrange que de contempler à cet endroit ces personnages polycéphales (chez lesquels l’influence du Picasso est notable), reliés entre eux par des sortes de tubes ou cordons ombilicaux… Ancien premier adjoint du maire Jacques Bravo, et membre actif de l’Association l’Oeil du Huit (galerie située au 8, rue Milton) qui travaille à sa restauration*, Laurent Chabas est venu nous parler, lors de la visite du mercredi, de l’œuvre très abondante du père de la « figuration libre ou narrative », mouvement qu’il a créé. Il nous rappelle que cette œuvre est le reflet d’une vision positive du progrès et de la société qui le porte, même s’il n’en exclut pas un regard critique. Il rappelle la carrière multiforme de cet artiste original, secrétaire du Salon de mai pendant quarante ans, écrivain (romans et essais), critique d’art, qui a côtoyé les plus grands peintres de son époque, tels Braque, Derain, Soulages, Giacometti et qui a eu comme héritiers des artistes comme Combas, Haring ou Basquiat … Quelques tableaux de Taillandier ont été exposés encore cette année au Salon d’automne dont il était l’invité d’honneur. Laurent Chabas insiste sur l’état malheureusement assez délabré de la vaste peinture murale que nous pouvons voir aujourd’hui, pourtant bien représentative de l’inspiration et du style de l’artiste et qui mérite vraiment d’être restaurée !
Puis sous la conduite d’Hélène Tannenbaum, nous reprenons la rue de l’Agent Bailly pour aller à l’angle de l’impasse de l’Ecole. Elle nous rappelle alors l’histoire de cette voie. Donnant sur la rue Neuve-Coquenard (nom au XIXe siècle de l’actuelle rue Rodier) entre la rue de la Tour d’Auvergne et la rue Coquenard (désormais rue Lamartine), avant la percée de la rue de Maubeuge en 1861, cette impasse formant un coude accueillait une école aujourd’hui remplacée par des immeubles d’habitation.
En 1877, un premier prolongement de l’impasse lui fait changer de nom : impasse Rodier (avec maintien du "impasse de l'École" pour la partie coudée hébergeant l’école). En 1899, le bâtiment au fond de l’impasse donnant sur la rue Neuve-Bossuet (actuelle rue Milton) est démoli et permet à l’impasse de se transformer en passage. En 1904, il prend le nom de « rue de l’Agent Bailly », en mémoire du jeune gardien de la brigade fluviale, Gaston Bailly, mort en 1901 en tentant de sauver une désespérée qui s’était jetée dans la Seine depuis le Pont-Marie !
Le groupe se dirige ensuite vers le 3 de la rue, où se trouve la « Cour Saint-Hilaire », nom retrouvé dans un état des lieux daté de 1836. Le portail d’entrée est assez atypique par rapport au reste de la rue, en pierre de taille, encadré par des pilastres à chapiteaux doriques et décoré d’une frise à palmettes, décor lié à la période de la Restauration (la construction de cet ensemble pourrait remonter à 1823 ou 1825). Le bandeau en revanche, n’a rien d’ancien puisque posé en 2001 en imitation de celui figurant à l’entrée de la Cour Saint -Guillaume (qui n’existe plus), parallèle à la rue et qui a donné naissance à la rue Choron.
Entrée de la Cour St-Hilaire
Le nom de Saint-Hilaire serait lié à Geoffroy Saint -Hilaire (1772-1844), célèbre naturaliste auteur d’une classification des animaux. Il était temps alors de pénétrer dans ce lieu un peu hors du temps où règnent un calme et une tranquillité quasi provinciale ! Autour d’une grande cour pavée rectangulaire et maintenant arborée, se logent des bâtiments de simple facture, avec au rez-de-chaussée, des ateliers d’artisans qui laissent peu à peu place à des logements pour une population différente de celle d’origine … Auparavant c’est plutôt une classe assez populaire qui avait occupé en effet cet endroit avec des appartements exigus de deux pièces au maximum, et au confort très relatif (points d’eau et toilettes sur le palier). On peut signaler comme propriétaires successifs Cluzel, Rey puis Bérard, négociant en vins, qui rachète la cour qui restera entre les mains de la famille Bérard tout au long du XIXe et qui servira probablement d’hébergement aux ouvriers travaillant dans le quartier de la Nouvelle Athènes en cours de construction à l’époque de la Monarchie de Juillet.
Le bâtiment au fond de la cour est dominé par une mansarde avec balconnet où se trouve une horloge (posée en 1927) et une cloche qui sonne les heures de 12h à 20h (jusqu’à minuit le 21 juin et le 31 décembre !). La girouette est actuellement en réparation mais semble comporter des éléments de décor liés à la franc -maçonnerie (équerre et étoile).
Avant de quitter cette charmante cour, Hélène Tannenbaum évoque la présence ici pendant de longues années d’un peintre et affichiste, mais aussi designer, Georges De Feure (1868-1943). Celui-ci travailla notamment avec Siegfried Bing et décora le pavillon Art Nouveau de l’exposition universelle de 1900 à Paris.
Emmanuel Fouquet conduit alors le groupe vers la rue de la Tour d'Auvergne, en remontant la rue Rodier. Il attire l’attention au passage sur le bel immeuble du 16, situé presque au coin de la rue de l’Agent Bailly, d’époque Monarchie de Juillet avec son décor néo Renaissance où se détachent la curieuse tête de faune sur le linteau de la porte et trois têtes d’homme sculptées en médaillon, au niveau du premier étage. Un peu plus bas, on aperçoit également ce qui est sans doute la plus ancienne maison de la rue (avec son étage unique). La Cour aux Ânes qui occupait le bas de la rue à l’emplacement désormais de la rue de Maubeuge, a disparu, au désappointement de certains qui auraient bien apprécié de remonter à dos d’âne la pente vers Montmartre !
Puis on emprunte la Rue de la Tour d’Auvergne, d’abord simple chemin de traverse entre les jardins de Poissonnière et Montmartre et depuis 1760, rue qui doit son nom à Louise Émilie de La Tour d’Auvergne, descendante de Turenne, abbesse de Montmartre (1727-1735). Cette rue fut ensuite pavée en 1778.
L’accent est alors mis sur l’usine à gaz qui occupait la partie allant jusqu’à l’avenue Trudaine que Pauwels avait monté ici dès 1819 complétée également par des gazomètres installés dans ce secteur. Charles Nodier allait d’ailleurs s’insurger contre cette installation jugée dangereuse en s’adressant aux conseillers du roi : « Vous ne compromettrez pas l’existence de tant de familles, qui ne vivent plus que dans la terreur et l’anxiété. Vous frémirez lorsque vous saurez que ce foyer incendiaire est au centre de sept pensions de jeunes demoiselles, d’un établissement de charité de trois cents jeunes filles et d’une vaste caserne (1) … ».
En effet, tout ce quartier était en cours d’aménagement au début du XIXe siècle ; le groupe s’arrête alors devant le 26, rue de la Tour-d’Auvergne, pour admirer la belle façade et son décor néo-Renaissance d’un immeuble datant de la Monarchie de Juillet ayant vu la naissance de Georges Bizet en 1838. C’est donc d’ici que le musicien prodige se rendait dès l’âge de 9 ans au Conservatoire un peu plus bas pour obtenir le premier prix de piano à 13 ans !
En poursuivant, on remarque le petit masque à tête de lion sur le linteau de la porte d’entrée du 22 de la rue, bâtiment sans caractère particulier mais qui a abrité dans sa cour en 1843 l’École Lyrique, puis l’École des Jeunes Artistes en 1865 avec un théâtre de 300 places (concurrençant ainsi le Conservatoire !), Mounet-Sully y fit ses débuts. Emmanuel Fouquet lit alors un témoignage d’une chanteuse de Caf’ Conc de cette époque, Thérésa : « « C’est là que les petites dames, possédées de la manie dramatique, se livrent à leurs ébats. Mais ces demoiselles n’ont d’ordinaire qu’un médiocre respect pour leurs rôles et pour le public. C’est dans la salle qu’est le vrai spectacle… On suspend les pièces sans façon pour rire avec les avant-scènes, et échanger de lazzis par-dessus la rampe. Souvent aussi, les gentilshommes de l’orchestre arrivent munis de trompettes-ballons et se chargent de renforcer l’orchestre qui se compose d’un seul et unique pianiste … Et on s’en va joyeusement, après avoir été rappelé par le public enthousiaste … O prestige du théâtre ! ». Une imprimerie a existé aussi dans la cour (Jacques Brel venait y faire imprimer les textes de ses chansons à la fin des années 60 !).
Au 12, l’attention est attirée par une statue d’un joueur de flûte de style XVIIIe qui pourrait être de Carrier-Belleuse car au 13/15, presque en face, se trouvait l’atelier du sculpteur Albert-Eugène Carrier-Bellleuse (1824- 1887) auteur d’une grande production décorative, artiste qui fut beaucoup soutenu par Napoléon III. A noter qu’Auguste Rodin fut ici son élève.
Au 10, le groupe passe devant une maison ancienne avec, au premier étage, un garde-corps à balustres en pierre, où habita quelque temps Modigliani, aujourd’hui devenue un hôtel, avant d’emprunter alors la rue Rochechouart dénommée ainsi, en 1721, d’après Marguerite de Rochechouart de Montpipeau (sœur de la Montespan), abbesse de Montmartre de 1713 à 1727). Il s’agit là d’un ancien chemin médiéval nord-sud.
En arrivant à la hauteur du 55/57, (coin de la rue Condorcet et de la place Turgot), Emmanuel Fouquet fait remarquer les belles façades ornementées de ces immeubles de style 1900. Le 55 forme le coin avec la rue Turgot construit par Georges Farcy en 1910. A noter le balcon original triangulaire à l’angle de la rue Condorcet et de la rue Turgot. Au début de celle-ci se trouve le curieux bas-relief en stuc à tendance égyptisante rénové récemment.
Au 61/65 se trouve aujourd’hui un ensemble construit en 1965 à l’arrière du grand garage de la rue Turgot, exemple caractéristique des constructions de cette époque qui privilégiait la densification immobilière au détriment du souci architectural… L’immeuble fut nommé pompeusement « Coliseum », du nom de l’ancien cinéma ouvert en 1912 (succédant à une piscine et une patinoire fin XIXe siècle et qui prit le nom de « Roxy » entre 1930 et 1961 avant d’être détruit). Auparavant se trouvait là l’emplacement des usines Godillot (également en face au niveau du 50/54). Alexis Godillot fut en effet fournisseur à partir de 1855 pour l’armée impériale (puis républicaine) d’une chaussure à courte tige. Un violent incendie en 1895 ravagea l’usine qui s’installa ensuite à Saint-Ouen. En face, au 56, se trouve une élégante maison au porche ouvragé, construite en 1842, dont Alexis Godillot fit l’acquisition en 1855, un fois fortune faite !
Il était temps de s’intéresser à la Cité Napoléon, avec sa longue façade assez sobre côté rue et qui se distingue par un très haut portail d’entrée au 58. Après être passé sous l’imposant passage cocher, le groupe s’attarde dans le jardin abritant encore une fontaine désaffectée en son centre. Emmanuel Fouquet évoque alors le contexte qui a conduit le futur Napoléon III à concevoir ce type d’habitat. Nous sommes en effet dans les années 1840 en pleine croissance industrielle : les machines à vapeur sont ainsi passées à Paris de 130 en 1830 à 1.200 en 1849 ! La population a bondi de 400.000 habitants entre 1845 et 1848 pour atteindre le million d’habitants. Mais cet apport est essentiellement ouvrier. Les conditions de vie sont dures, le choléra a sévi en 1832 puis en 1849 dans la capitale. Les ouvriers travaillent plus de 10 heures par jour et les jeunes enfants sont aussi souvent mis à contribution !
Louis-Napoléon Bonaparte après avoir vécu l’exil à Londres et la captivité au fort de Ham, s’intéresse aux questions sociales et rédige un petit opuscule d'une trentaine de pages intitulé « De l'extinction du paupérisme », publié en 1844. Il y résume ses idées héritées en partie de Saint-Simon et où il évoque le développement d’une classe ouvrière dans le contexte de la révolution industrielle et de la croissance économique telle qu’il l’a observé également depuis l‘Angleterre.
Élu député en 1848 puis président à la fin de cette même année, il veut mettre en application ses théories et celles du Parlement du travail mis en place à cette époque en créant un « un familistère assez considérable pour loger environ quatre cents familles d'ouvriers, dont chacune aurait son appartement séparé et auxquelles le système de la consommation aurait assuré sur une grande échelle, en matière de nourriture, de loyer, de chauffage, d'éclairage, le bénéfice des économies qui résultent de l'association ». Tout en envoyant en 1850 une mission d’étude en Angleterre à ce sujet, et en créant une société dirigée par un dénommé Chabert, dans laquelle il fait lui-même un don important d’argent, il est obligé de faire appel cette même année au Sous-Comptoir pour le Commerce et l'Industrie du Bâtiment afin de compléter le capital en raison du manque de soutien dont il bénéficie par ailleurs. Il met en chantier dès 1849 une cité ouvrière rue Rochechouart qui doit servir de modèle pour d’autres, Louis Napoléon Bonaparte veut en effet mettre de son côté la classe ouvrière qui venait de subir la suppression des Ateliers nationaux, provoquant ainsi un important chômage. C’est l’architecte Marie-Gabriel Veugny qui en est l’auteur.
Le bâtiment sur rue est le plus spectaculaire avec ses quatre étages et ses coursives ou passerelles desservies par des escaliers de chaque côté (rénovés en 2011). C’est surtout la verrière que découvrent les visiteurs qui impressionne par la lumière qu’elle assure. 84 logements se trouvent encore là mais de petite taille et que le règlement de copropriété actuel ne permet pas de relier pour conserver le principe d’origine. Les services proposés à l’époque constituaient la touche de modernité : toilettes aux extrémités des paliers, lavoir et séchoir au rez-de-chaussée et un pavillon de bain séparé. Une garderie pour enfants était même proposée ainsi que la visite gratuite d’un médecin !
On a donc souvent associé cette cité à tort au phalanstère de Fourier, mais celui-ci était plutôt conçu pour héberger les ouvriers hors des villes dans d’immenses ensembles qui fonctionnaient en vase clos (comme le Familistère de Guise construit par Godin dans l’Aisne).
Les deux autres bâtiments sur cour qui se font face sont construits sur le même principe mais sur trois étages seulement et sans l’impression d’espace qui règne dans les parties communes du bâtiment sur rue. Les participants à la visite peuvent d’ailleurs s’en rendre compte en visitant le quatrième bâtiment en fond de cour.
Inauguration de la Cité Napoléon en 1851
L’ensemble est inauguré en grande pompe en novembre 1851 (classé monument historique en 2003). Ce sont les ouvriers travaillant dans l’usine à gaz située à côté qui ont constitué d’abord sa population. Mais très rapidement les règles strictes d’accès, (fermeture des grilles à 22 h), et de conduite (contrôle quotidien par un inspecteur) donnant l’impression d’être en permanence surveillés aboutissent à l’échec de l’expérience malgré les efforts du gouvernement, lors des élections de 1857, qui avait fait placarder des affiches dans la Cité Napoléon invitant les habitants à « prouver leur reconnaissance à l’empereur » !
Les visiteurs de 9ème Histoire ont ainsi pu mesurer lors de ces visites les différences de conception et de philosophie existant entre ces deux cités créées au cours du XIXe siècle.
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(1) Caserne de la Nouvelle France rue du Faubourg-Poissonnière
* Il est possible de participer à cette restauration en adressant un don à l’association l’Oeil du Huit, 8, rue Milton à Paris IXe (www.oeilduhuit.com)
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Catégorie : - Echos du Terrain
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