La Maison Bothorel
© A. Boutillon © 9e Histoire - 2019
LE PALAIS BOTHOREL DE LA RUE DE NAVARIN
En 1835, Marie-Toussaint Henri de Bothorel (1), ancien diplomate devenu banquier avant de se lancer dans la spéculation immobilière, achète un terrain entre les rues de Laval et de Navarin, afin d’y créer une entreprise révolutionnaire pour l’époque : les Omnibus-restaurants. Son objet est de livrer dans tout Paris, au moyen de voitures équipées de fourneaux et « suspendues comme des berlines », des aliments fraîchement cuisinés et du vin. « Il fit circuler chaque jour dans la capitale douze voitures chargées de comestibles chauds, douze voitures chargées de comestibles froids, et vingt-quatre voitures chargées de vins de toute espèce » (2).
Publicité des Omnibus Restaurants © BNF
Il va donc faire construire, au milieu d’un grand jardin ouvrant sur la rue de Navarin, au n° 14 de l’époque (18-20 actuels), avec entrée principale sur la rue de Laval (13-21 actuels de la rue Victor-Massé) un ensemble de bâtiments qui abriteront les magasins, les cuisines et le siège de la société. « Trois cents maçons lui élevèrent comme par enchantement un magnifique hôtel et quinze cuisines, dont la principale mesurait 40 mètres de long sur 8 mètres de large. Une machine à vapeur de la force de 16 chevaux faisait bouillir les marmites. Tout Paris vint voir ce gigantesque établissement » (2). L’hôtel, bâti dans le style des villas italiennes, sera désigné indifféremment sous le nom de « folie Botherel » ou de « palais Botherel ».
Fort de «l’espoir de la plus immense clientelle (sic) », l’entrepreneur avait lancé, dès 1834, une campagne de recrutement à l’aide de petites annonces, dans lesquelles il offrait « aux dames des emplois honorables et très lucratifs ; aux hommes, directions, inspections, places de cuisiniers, sommeillers (sic), garçons pour accompagner les voitures, garçons servans (sic), cochers, etc. ». Les postulants étaient priés de s’adresser à « M. le vicomte Botherel, banquier, rue Laffitte n° 21 » (3). Mais l’idée de livrer des repas à domicile était trop novatrice pour la société de l’époque et l’entreprise suscitera les moqueries.
On peut lire, sous la signature de Georges Montorgueil, dans Le Temps du 8 mai 1927 : « Les revues de fin d’année s’emparaient du sujet. Des scènes étaient consacrées à cette invention culinaire. On chantait : « Vite, vite, il faut servir – une matelote – une gibelotte ! Vive, vite, il faut servir, ou ma sauce va refroidir ! ».
L’affaire tournera court au bout de quelques mois, ruinant partiellement son promoteur, qui y avait investi une grande partie de sa fortune. Bothorel convertira alors la maison en un immeuble de rapport, hélas sans plus de succès, apparemment, puisque, criblé de dettes, il devra, en 1840, vendre son domaine. Toujours d’après Georges Montorgueil, le malheureux vicomte quitta Paris et « alla cacher sa pauvreté à Saint-Malo », où « on le trouva mort, un matin d’octobre 1859, tombé de son lit sur le parquet d’un minable réduit ».
Le Figaro du 5 mai 1839 avait décrit dans ces termes le jardin du vicomte Bothorel : « Le palais Botherel est bâti au fond d’un jardin, non pas un jardin de Paris de quatre pieds d’étendue où, à force de soins et de patience, on voit fleurir un beau jour des orties et des crapauds, mais un riche et magnifique jardin, avec des allées ombreuses, des labyrinthes touffus et, par dessus tout, une cascade écumeuse dont les eaux s’élancent en ne mugissant pas dans un bassin presque aussi large que ceux de feu le théâtre nautique ».Les nouveaux acquéreurs, MM. Anatole Joseph Philippe de Reilhac et Jean-Jacques Mirabel-Chambaud, se partageront les lieux. Dès lors, la grande maison, qui deviendra par la suite la propriété du seul Mirabel-Chambaud, ne sera plus accessible que par la rue de Navarin. Les locataires se recruteront parmi l’aristocratie, la grande bourgeoisie, mais surtout dans le monde artistique et littéraire.
A. de Châtillon - Théophile Gautier 1839. © Wiki Commons - Gérard de Nerval.
C’est ainsi que Théophile Gautier y avait, dès 1839, semble-t-il, élu domicile. On pouvait lire, toujours dans Le Figaro du 5 mai 1839, ce portrait inattendu du jeune écrivain :
« M. Théophile Gautier, le feuilletoniste ébouriffant et ébouriffé du journal La Presse, brille au premier rang et au second étage parmi les locataires du palais Botherel. – Ce jeune homme de lettres […] habite un splendide appartement en compagnie de plusieurs chats et d’un esclave noir […] Depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, il s’établit dans le jardin, folâtrant au milieu des parterres, batifolant sur les gazons, et se livrant à toutes sortes d’exercices gymnastiques et drolatiques. Tour à tour, on le voit escalader les murs, grimper aux arbres et, lorsqu’il lui arrive de monter chez lui, ce n’est jamais l’escalier qu’il emploie, mais bien les angles des balcons et les anfractuosités de la muraille. Nous avons parlé d’un bassin comme embellissement du jardin. M. Théophile Gautier y fait jeter tous les dimanches une provision d’écrevisses, d’anguilles, de rougets et de goujons qu’il se donne, pendant la semaine, l’agrément de repêcher par lui-même ».
Amédée Achard © Wiki Commons Émile de La Bédollière © BNF Louis Desnoyers par Nadar © BNF
Théophile Gautier y hébergera quelque temps Gérard de Nerval. D’autres littérateurs y résideront aussi : Louis Desnoyers qui, d’après la plaque apposée au 14 actuel de la rue de Navarin, y a, dès 1837, jeté les bases de la Société des Gens de Lettres, ainsi qu’Amédée Achard, Émile de La Bédollière, Albert Millaud, Alphonse Royer, Auguste Vacquerie… Des artistes lyriques, également : Anaïs Fargueil, qui fut cantatrice avant de se consacrer au théâtre, logeait dans un des pavillons du rez-de-chaussée, tandis que Fortunata Tedesco, de l’Opéra de Paris, louait le grand appartement du premier étage.
Fortunata Tedesco © BNF
L’ancien domaine Bothorel passera de main en main jusqu’en 1926. Le ministère des PTT, son nouveau propriétaire, fait alors construire sur son emplacement, par l’architecte Paul Bessine, un grand bâtiment pour y établir le central téléphonique « Trudaine », faisant disparaître le jardin, mais conservant les deux pavillons sur la rue et, à l’arrière, le grand hôtel, auquel on pouvait accéder par une petite allée.
Quelques années plus tard, en 1965, les pavillons sont démolis et l’immeuble de Bessine, avec sa façade en brique rouge soulignée par d’élégantes frises Art déco, est surélevé d’un étage. En 1974 l’hôtel de Bothorel disparaîtra à son tour pour laisser la place à un bâtiment en brique et béton.