Le Vin aux Porcherons
© J.M. Agator 2021 © 9ème Histoire 2021
Enseigne de marchand de vin "A La Bonne Bouteille", Paris - © Musée Carnavalet.
Quand le vin coulait à flots aux Porcherons
Pendant l’Ancien Régime, depuis un arrêt du Conseil de 1674, une ligne jalonnée par des bornes fixait une limite à l’accroissement urbain de Paris. Sur la rive droite, la poussée de croissance de la ville s’était heurtée aux fortes pentes de la butte de Montmartre et du plateau de Belleville qui faisaient obstacle à la circulation. A cet endroit, le contour urbain et la barrière fiscale qui lui était ajustée, matérialisée par les barrières d’octroi, étaient les moins éloignés du centre-ville. Bénéficiant de cet accès plus facile, les cabarets populaires (les fameuses guinguettes) se sont multipliés hors barrières, au pied de Montmartre et de Belleville, pour servir aux Parisiens un vin moins cher, car détaxé. Mais de quel vin s’agissait-il ? Alors qu’au Moyen Âge, les vins des environs de Paris avaient une excellente réputation, au XVIIIe siècle, la viticulture parisienne s’est convertie sans état d’âme à la production intensive de vin populaire. Voici comment s’est opérée cette très opportuniste conversion, parfaitement incarnée par le célèbre cabaret de la Grande Pinte, dans le quartier des Porcherons (actuel 9e arrondissement). On apprend aussi que la Grande Pinte n’a pas toujours eu mauvaise réputation et qu’un illustre et discret voisin épatait le roi lui-même avec un vin dit miraculeux…
Note : l’astérisque* suivant certains mots renvoie au « petit glossaire historique du vin de Paris » à la fin de cet article.
Un ancien vignoble de qualité
Mettons d’emblée les choses au point. Pendant des siècles, les vignerons de la région parisienne ont su exploiter les coteaux qui dominent les rivières, aux terrains calcaires et caillouteux, bien exposés au sud ou à l’est, capables de produire des vins de qualité. Au XIIIe siècle, le très ancien et grand vignoble d’Argenteuil produisait d’excellents vins qui avaient les faveurs du roi de France. La viticulture parisienne privilégiait les cépages de la famille des pinots, plus précisément le fromenteau* et le morillon*, qui donnaient les meilleurs vins sous le climat continental. Jusqu’à la fin du Moyen Âge, elle s’était surtout tournée vers la production de vin blanc, mieux adaptée au climat plus frais et humide des régions septentrionales.
Au XVIe siècle, les goûts changent et le vin rouge s’impose progressivement au détriment du vin blanc, sans doute sous l’influence de la consommation populaire qui augmente beaucoup plus vite à Paris qu’en régions. N’oublions pas que le vin était considéré comme une boisson saine de première nécessité, de surcroît capable, mêlée à l’eau, de rendre celle-ci buvable. Il était donc naturel que le vin rouge, très coloré, soit apparu aux yeux des consommateurs comme plus vivifiant que le vin blanc. Cependant, dans les régions septentrionales, quand surviennent des gelées de printemps ou des étés pluvieux, le risque est grand que les plants fins ne parviennent jamais à maturité. C’est pourquoi, en 1555, selon Roger Dion, le peuple de Paris qualifiait déjà de « guinguet », signifiant « un peu court », le vin vert au goût aigre issu de la mauvaise récolte cette année-là. Sans doute s’agit-il de l’origine du terme « guinguette » qui fera son apparition dans la langue écrite au siècle suivant.
La Guinguette - Gravure de P.F. Basan - © Musée Carnavalet.
Sous réserve de bonnes conditions météorologiques, l’avenir semblait donc radieux pour les cépages rouges de morillon*. Pourtant, depuis la fin du Moyen Âge, une nouvelle forme de viticulture, plus populaire, se développait pour répondre à la forte demande de vins à bon marché dans la capitale. Des ouvriers vignerons, salariés des vignes des bourgeois, s’étaient mis à cultiver leur propre vigne, afin de produire abondamment, à moindre frais, un « petit vin » sans caractère mais facile à vendre. C’est ainsi que se sont multipliés les plants de gouais*, un cépage grossier, très productif et résistant aux gelées dont l’usage intensif ne pouvait que nuire à la réputation du vignoble parisien…
Les vins communs rejetés aux marges
Depuis la fin du Moyen Âge, une communauté d’intérêts s’est ainsi établie entre le petit peuple de Paris, avide de consommer un vin à bon marché, et les producteurs, marchands et débitants de vins communs (le fameux « petit vin »). En réalité, le commerce des marchands de vins était incompatible avec la règle traditionnelle consistant à ne pas acheter le vin pour le revendre. En se prévalant de cette règle, les bourgeois producteurs étaient exemptés de taxe dès lors qu’ils vendaient seulement le vin de leur cru, au détail (« à pot ») et à la porte de leur maison. A l’inverse, les marchands et cabaretiers professionnels étaient lourdement imposés à l’entrée de leur vin dans la capitale. Mais la demande populaire était si forte qu’une fois l’impôt payé, ils estimaient encore le commerce du vin profitable, au besoin en recourant à divers artifices et tromperies sur la qualité ou la quantité.
Pour la bourgeoisie parisienne, malgré la surveillance des jurés vendeurs de vins[1], ces atteintes incessantes à l’intégrité du marché local n’étaient plus tolérables. En août 1577, un arrêt célèbre du Parlement de Paris impose des restrictions sévères à l’entrée des vins communs dans la capitale. Il est désormais interdit aux cabaretiers parisiens d’acheter le vin directement dans le vignoble proche, c’est-à-dire en dehors du marché de la ville, sur le port, contrôlé par les jurés vendeurs, et aux marchands de l’acheter à moins de vingt lieues de la capitale. Cet arrêt aux conséquences lourdes va rester en vigueur pendant deux siècles, jusqu’en 1776. En pratique, les vins communs produits en région parisienne n’avaient plus d’autres débouchés que les cabarets populaires situés hors du périmètre fiscal de la capitale et ceux des petites villes environnantes.