Le Général San Martin
© D.A. Clavillier – 2021 © 9ème Histoire 2021
Portrait du Général San Martin - © Musée San Martin Boulogne sur Mer.
Le gÉnÉral San Martín, LibÉrateur de l’AmÉrique du Sud
& Parisien d’adoption
En mars 1831, une célébrité américaine quitte Bruxelles pour Paris : le général José de San Martín, qui a stupéfié l’Europe en 1817 en traversant les Andes à la tête d’une armée révolutionnaire. Depuis que le roi-citoyen a reconnu l’indépendance des trois pays qu’il a libérés, l’Argentine, le Chili et le Pérou, il n’est plus persona non grata. Il peut donc s’installer en France.
P. Subercaseaux - Troupes chiliennes et argentines sous le commandement du Gal San Martin en marche vers la bataille de Chacabuco - © Museo Nacional de Bella Arte Buenos Aires.
Dans le 2e arrondissement (actuel 9e), brille alors un grand financier, Alexandre Marie Aguado (1784-1842). Depuis son hôtel particulier, situé rue de la Grange-Batelière, dans la partie rebaptisée rue Drouot, le fastueux mécène règne sur l’Opéra de Paris, en face de chez lui. Les artistes bénéficient de ses largesses, comme Dumas, Balzac et Adolphe Adam, qui composera la Marche funèbre pour le retour des Cendres en décembre 1840 et le ballet Giselle six mois plus tard. Comme l’écrit son biographe, le regretté Pr. Jean-Philippe Luis, cet ancien officier andalou s’était réfugié à Bayonne en 1814 avant de s’enrichir en prêtant au roi d’Espagne qui rêvait d’une grande expédition de reconquête coloniale. Français depuis 1827, Aguado est devenu la première fortune de France après le roi.
Portrait d’A. Aguado © Palais de Versailles
Comment San Martín et lui se sont-ils connus et retrouvés ? Nul ne le sait. En Espagne, ils avaient brièvement servi ensemble puis leurs chemins avaient divergé, l’un combattant dans l’armée patriote, l’autre ralliant le roi Joseph. Sans doute Aguado, compromis dans les deux restaurations, en France et en Espagne, fut-il bien aise, en ce printemps 1831, d’entrer en contact amical avec un héros révolutionnaire que Louis-Philippe admirait. De l’autre côté, il est fort peu vraisemblable que l’initiative des retrouvailles soit venue de San Martín : dans son exil impécunieux, le sourcilleux sens de l’honneur du général lui aura interdit de frapper à la porte d’un nabab aussi ostentatoire.
San Martín est né le 25 février 1778, à Yapeyú, bourgade du nord-est de l’Argentine. Ses premières années baignent dans le bilinguisme espagnol-guarani. Adulte, il s’exprimera avec aisance dans un français impeccable et maniera l’anglais et l’italien. En 1783, son père, modeste capitaine sans relation mondaine, est muté à Carthagène. L’enfant grandit donc en Espagne où il montre des dons militaires très précoces. Les jeunes nobles de sa génération n’étaient incorporés qu’à dix-sept ou dix-huit ans. Ce fut le cas pour ses frères aînés comme pour Aguado, issu d’une riche famille de l’oligarchie sévillane, titrée et influente. Pour San Martín, l’armée fait fi de la longue et bureaucratique procédure de recrutement des cadets, étudiée en détail par le Pr. Luis : le 1er juillet 1789, l’impétrant adresse sa candidature au ministère de la Guerre et rejoint dès le 21 la caserne du régiment d’infanterie de ligne de San Roque, derrière Gibraltar. Il a onze ans et demi.
Sa carrière brillante est d’autant plus remarquable qu’il est criollo (blanc né dans les colonies), ce qui le rend inférieur aux « Espagnols » et lui confère moins de droits. A 15 ans, il est promu sous-lieutenant pendant la guerre du Roussillon après avoir conduit d’audacieuses opérations commando. Capitaine au moment de l’invasion française, il passe lieutenant-colonel au lendemain de la victoire espagnole de Bailén, la première d’une armée européenne sur les troupes napoléoniennes (18 juillet 1808).
Deux ans plus tard, à Buenos Aires, le peuple criollo abolit l’Ancien Régime le 25 mai 1810 : la Revolución de Mayo. Or sur ses feuilles de service annuelles, sous son nom et son âge, San Martín lit « Su país = Buenos Ayres ». Son pays, c’est donc l’Amérique. Quant à sa cause, il l’a découverte au printemps 1798 à Toulon, où faisait escale la frégate sur laquelle il servait comme lieutenant d’infanterie de marine. Il y a vu Bonaparte prendre la tête de l’expédition d’Orient. Cette cause, c’est la liberté !
Or à l’automne 1811, l’occupant français écrasait les espoirs qu’avaient encore les révolutionnaires espagnols d’instaurer leur souveraineté nationale. Désormais, la lutte pour la liberté, les droits de l’homme et l’indépendance nationale allaient se jouer dans les colonies. San Martín rejoignit donc le continent qui l’avait vu naître.
José-Luis Saunas – Le Général San Martín
Dès son arrivée le 9 mars 1812, son génie sauve l’acquis de la révolution : il crée le premier régiment d’élite, celui des grenadiers à cheval, et bat les contre-révolutionnaires. A l’est, il détruit leurs espoirs en Uruguay puis, à l’ouest, il met la province de Cuyo sur le pied de guerre afin de franchir les Andes et de libérer le Chili puis de faire tomber, en juillet 1821, le bastion absolutiste qu’est Lima, au terme d’une expédition navale qui rappelle celle qu’il avait vu partir de Toulon. Hélas, une fois libres, ces pays sombrent dans la guerre civile. Veuf, San Martín, qui condamne ces conflits, se résout à s’exiler en Europe en février 1824 avec sa fille Mercedes, âgée de sept ans. Il s’installe alors à Londres puis début 1825 à Bruxelles, plus modeste capitale, car ses ressources s’épuisent, les jeunes États « oubliant » de lui verser ses soldes et pensions.
Début 1832, le choléra menace Paris. Pour protéger Mercedes, San Martín vient s’installer à Montmorency, près de Paris mais l’épidémie les rattrape. Souffrant d’asthme depuis Bailén et d’un ulcère à l’estomac depuis 1814, il met un an à se rétablir et craint alors de laisser Mercedes en terre étrangère, orpheline et sans ressources. Il se hâte de la marier à un diplomate, fils d’un de ses anciens compagnons d’armes, Mariano Balcarce. La noce est célébrée à Paris en décembre 1832 et le couple part s’embarquer au Havre. Dans l’attente des nouvelles de leur arrivée à Buenos Aires, rongé d’angoisse, le général tombe malade et Aguado installe un médecin à son chevet. L’amitié des deux hommes s’intensifie. Aguado invite le convalescent dans ses châteaux à Évry-sur-Seine, dont il est le maire, et à Grossouvre (Cher).
A Buenos Aires, Mariano obtient qu’on verse ses pensions et arriérés à son beau-père. A Paris, celui-ci accède alors à un niveau de vie digne de son rang. En 1835, sans doute informé par Aguado, il acquiert une maison de campagne à Évry. Très vite, notre premier chemin de fer (Paris-Orléans) relie ce village, en une heure seulement, au débarcadère ferroviaire installé entre le pont d’Austerlitz et le Jardin des Plantes. L’année suivante, le général achète un appartement au 35, rue [Neuve] Saint-Georges, dans le quartier de la Nouvelle-Athènes. Au-dessus du rez-de-chaussée, on aperçoit trois plaques argentines : la plus récente semble dater de 1950 et sur une autre, on devine la date 25 de mayo de 1910.
Aguado et San Martín vivent donc sur la nouvelle paroisse de Notre-Dame-de-Lorette. Beaucoup moins mondain et bien plus discret que son ami, le second se partage désormais entre la capitale et la campagne. A Paris, il honore de sa présence les réceptions des légations sud-américaines. Fin lettré, excellent musicien et habile danseur, lui qui n’aime rien tant que l’esthétique classique goûte aussi l’intense vie culturelle, favorisée par Aguado, dans ce quartier alors à l’apogée de l’ère romantique. A la campagne, dont il a toujours préféré le calme et l’air parfumé à la frénésie urbaine, il entretient sa maison de ses propres mains et, tel Cincinnatus, il cultive son jardin, où s’épanouissent arbres fruitiers et plantes sud-américaines.
A la mi-juin 1836, Mercedes et Mariano sont de retour. Ils ont une fille, née en 1833, et Mercedes est enceinte. Désormais grand-père, San Martín va chercher la petite famille à la station où arrivent les voitures du Havre et emmène aussitôt son monde à Évry. C’est là, le 14 juillet, que naît sa seconde petite-fille, Pepa Balcarce. Aussi, depuis l’incendie des archives de Paris en 1871, son acte de naissance reste-t-il le seul document de notre état-civil qui soit revêtu de sa signature. Au-dessus de celle-ci, s’étale celle d’Aguado qui signe comme maire et comme témoin.
Quelques jours plus tard, Mariano perd son poste de consul car les troubles politiques viennent de porter au pouvoir un ennemi de sa famille. En catastrophe, il monte une maison d’import-export d’articles de mode et de produits exotiques entre Buenos Aires et Paris. Pour lancer l’affaire qui nourrira sa famille jusqu’à son retour en diplomatie en 1848, il a besoin d’un prêt. C’est Aguado qui le lui accorde.
Statue de San Martin à Buenos Aires.
En 1841, Aguado prépare une tournée d’inspection dans ses mines de charbon des Asturies. Il veut que San Martín soit du voyage, pour qu’il puisse embrasser son frère, sa sœur et sa nièce qu’il n’a pas vus depuis trente ans. Aguado multiplie les démarches auprès de l’ambassade d’Espagne pour lui obtenir un laissez-passer. Il parvient à fléchir Isabel II qui autorise San Martín à entrer en Espagne en simple particulier. Or le général est Fondateur de la Liberté du Pérou et généralissime de la Confédération argentine et de la République du Chili. Pour l’honneur de ces pays dont l’Espagne ne reconnaîtra l’indépendance qu’après sa mort, il n’entend pas mettre ces titres sous le boisseau. San Martin refuse donc ces restrictions et ne reverra jamais les siens. Aguado part seul et meurt à Gijón en avril 1842 d’une attaque d’apoplexie.
San Martín devient son premier exécuteur testamentaire. Avec la comtesse Aguado, marquise de Las Marismas del Guadalquivir, et les autres exécuteurs, il organise les obsèques. En compagnie d’un diplomate espagnol, d’un ministre français et d’un grand industriel, il tient les cordons du poêle depuis Notre-Dame-de-Lorette jusqu’au Père-Lachaise. C’est lui qui disperse la collection de tableaux et gère la fortune de ses deux pupilles, Olympe et Onésime, sur l’éducation desquels il veille avec soin. Le testament l’a fait légataire des diamants d’Aguado, de ses décorations et de 46 000 francs (soit la moitié de la valeur de l’hôtel qui abrite l’actuelle mairie du 9e). Grâce à ce capital et aux pensions, soldes et rentes sud-américaines désormais régulières, le général est à l’abri pour le reste de ses jours. Son mode de vie ne change pas : il reste simple et frugal.
Par loyauté envers son ami défunt et pour assumer la charge morale et matérielle qu’il lui a confiée, il a renoncé à retourner en Amérique. En 1842, le gouvernement chilien lui avait offert de s’installer sur son sol puisque la paix civile était revenue. Il avait dû refuser. Quatre ans plus tard, l’interminable voyage était devenu impossible : San Martín ressentait les premiers symptômes de la double cataracte qui allait le rendre aveugle. En 1844, à Paris, il rédige son propre testament. En janvier 1848, il se fait photographier, peut-être par Olympe Aguado.
Éloge du Général San Martin sur le monument de Boulogne-sur-Mer - © Jean-Luc Boin
La révolution de Février l’éloigne de la capitale et il meurt à Boulogne-sur-Mer le 17 août 1850. Pendant trente ans, son corps est resté en France avant d’être rapatrié à Buenos Aires en mai 1880. Sa fille et son gendre ont longtemps conservé l’appartement de la rue Saint-Georges. Sur Plaza Grand-Bourg, à Buenos Aires, une petite rue porte le nom d’Aguado et sa statue de « Bienfaiteur du Général San Martín » s’y dresse, au milieu de celles des héros de la Traversée des Andes.
En 1885, à la mort de Mariano Balcarce à Paris, Pepa devint l’unique héritière de son grand-père et de ses parents. Une partie de sa fortune lui servit à fonder, à Brunoy (91), un hospice de vieillards qu’elle transforma, au début de la Grande Guerre, en hôpital de pointe pour nos soldats, ce qui lui valut d’être décorée à titre étranger en 1919 et 1920. Décédée sans enfant en 1924, elle repose pour toujours, selon ses vœux, à Brunoy, dans le caveau familial.
Le Général San Martin (détail) - © Gettyimages-DEA/G.Dagli Orti
Denise Anne CLAVILIER
Pour aller plus loin :
San Martín – A rebours des conquistadors, Denise Anne Clavilier, Éditions du Jasmin (biographie)
San Martín par lui-même et par ses contemporains, du même auteur, chez le même éditeur (documents historiques)
www.denise-anne-clavilier.fr et
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Catégorie : - Articles des Bulletins-Personnages
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