Hauts Lieux de Musique dans le 9e
© Nicolas Deshoulières- 2017 © 9e Histoire - 2017
Jean Béraud - Tableaux de l'opéra Garnier
Les hauts lieux de la musique dans
le 9e arrondissement du Paris romantique
Assurément l’arrondissement le plus fréquenté de la capitale au XIXe siècle, le IXe fut le lieu où la musique se présentait à chaque coin de rue. Déclinée sous toutes ses formes, elle inondait littéralement la société bourgeoise alors en plein essor, dès 1815 sous Louis XVIII. Renommé « l’arrondissement-opéra », le IXe foisonnait de lieux – de la scène publique aux salons privés – dans lesquels le Tout-Paris se pressait.
À une époque où la musique devient un vecteur économique, voire socioculturel, les institutions se regroupent dans un même secteur géographique de la capitale afin d’accroître le marché en lien avec la musique. Outre les nombreux facteurs de pianos de l’arrondissement, qui d’ailleurs étaient souvent propriétaires de somptueuses salles de concert – telle la célèbre salle Pleyel –, les principaux compositeurs s’accordèrent à vivre dans ce secteur parisien avoisinant ainsi les grandes institutions musicales.
De la Restauration sous Louis XVIII jusqu’à la première moitié de la IIIe République, en passant par le Second Empire de Napoléon III, les salons musicaux dans lesquels Liszt, Chopin ou encore Rossini se produisirent voisinaient avec les principaux théâtres (tel l’Opéra Le Peletier) ou encore le fameux Conservatoire.
Si le XIXe siècle devait retenir seulement deux domaines musicaux, ce serait sans nul doute l’art vocal et la musique de piano (sous toutes ses formes). Surnommée Pianopolis dès 1830, la capitale parisienne vit à un rythme effréné au tempo des nombreuses soirées mondaines organisées par la bourgeoisie. Celle-ci côtoyait ainsi les grands musiciens européens réputés qui s’étaient retrouvés à Paris. Alors en pleine effervescence, cette société très en vogue fréquente le monde artistique et intellectuel et ne jure que par l’opéra et les pianistes virtuoses de renom. De ce fait, Paris devint le centre du monde où il fallait être vu et reconnu.
Franz Liszt écrira d’ailleurs à ce sujet : « Paris est aujourd’hui le centre intellectuel du monde. Paris impose à l’Europe attardée ses révolutions et ses modes 1 »
À cette époque, la musique se donne autant sur la scène publique que dans des salons privés. La plupart du temps, ces derniers se situaient directement dans la pièce de réception des appartements des musiciens. Témoin de cette attirance pour « l’arrondissement-opéra », de nombreuses demeures de compositeurs célèbres se concentrent dans les quartiers des Grands Boulevards et de la Chaussée d’Antin.
Gioacchino Rossini Hector Berlioz Franz Liszt Frédéric Chopin
Gioacchino Rossini s’installa au 2-4, rue de la Chaussée d’Antin entre 1848 et 1868, Hector Berlioz vécut une longue partie de sa vie rue de Londres et rue de Vintimille notamment et mourut au 4, rue de Calais le 8 mars 1869. Franz Liszt rencontra Frédéric Chopin au 23, rue Laffitte et ce dernier s’installa avec George Sand au 61, rue de Provence.
Frédéric Chopin, après avoir donné son premier concert parisien le 25 février 1832 dans les salons Pleyel - situés au 9, rue Cadet - vécut entre 1832 et 1833 au 4, cité Bergère, puis au 5, rue de la Chaussée d’Antin entre 1833 et 1836, et encore au numéro 38 de la même rue entre 1836 et 1839. Son dernier domicile dans le IXe arrondissement fut celui du Square d’Orléans, alors situé au 80, rue Taitbout.
Le tableau de Josef Danhauser, Une matinée chez Liszt datant de 1838, représente un salon parisien tel que Liszt aurait pu l’animer.
Josef Danhauser, Une matinée chez Liszt (1838), avec Liszt jouant devant un buste de Beethoven et entouré de Victor Hugo, Alexandre Dumas, George Sand, Niccolo Paganini, Gioacchino Rossini, Marie d’Agoult (de dos, assise sur le plancher).
Tableau commandé par le facteur de pianos Conrad Graf – © Alte Nationalgalerie de Berlin.
Pianiste virtuose et homme mondain, Franz Liszt incarne indubitablement la figure du romantique par excellence. Le compositeur s’illustra quasiment dans tous les genres musicaux, y compris l’opéra. Il écrira pour la salle Le Peletier Don Sanche ou Le Château d'amour, opéra féerie en un acte d’après un livret de Théaulon et de Rancé, représenté le 17 octobre 1825, c’est-à-dire cinq jours avant de fêter son quatorzième anniversaire.
Jouant parfois avec orchestre ou accompagnant des chanteurs, Liszt se produisit surtout en soliste dans des salles encore peu habituées à ce type de séances. Il serait vraisemblablement l’inventeur de ces « spectacles » donnés par un seul instrumentiste (le récital) ; dès 1839, il écrit d’Italie à la princesse Belgiojoso :
« Quel contraste avec les ennuyeux « soliloques musicaux » (je ne sais quel autre nom donner à cette invention de ma façon), dont j’ai imaginé de gratifier les Romains, et que je suis capable d'importer à Paris, tant mon impertinence devient incommensurable !
Figurez-vous que, de guerre lasse, ne pouvant parvenir à composer un programme qui eût le sens commun, j’ai osé donner une série de concerts à moi tout seul, tranchant du Louis XIV, et disant cavalièrement au public : « Le concert, c’est moi. »
Pour la curiosité du fait, je vous transcris ici un des programmes de ces soliloques :
1. Ouverture de Guillaume Tell, exécutée par M. L[iszt].
2. Réminiscences des « Puritains ». Fantaisie composée et exécutée par le même susdit !
3. Études et fragments, par le même au même !
4. Improvisations sur des motifs donnés, toujours par le même 2 »
Le célèbre périodique La Gazette Musicale publia en 1842 une lithographie des pianistes parisiens les plus convoités.
Nicolas-Eustache Maurin, Galerie de la Gazette musicale n° 2. Pianistes célèbres, 1842) - Derrière debout, de gauche à droite : Jacob Rosenhain, Theodor Döhler,
Frédéric Chopin et Sigismond Thalberg. Assis devant : Edward Wolff, Adolf von Henselt et Franz Liszt.
Si au XIXe siècle, la bourgeoisie vit dans la capitale au rythme des spectacles diurnes et nocturnes, ce n’est pas seulement un modus vivendi réservé aux privilégiés. Comme le rappelle l’historien Jean Claude Yon, la société vit en « dramatocratie »3, c’est-à-dire que le pouvoir de la scène (lyrique et théâtrale) exerce un impact fort sur la société. Par conséquent, le panorama théâtral parisien traduit parfaitement les goûts culturels éclectiques afin de répondre à la demande de divertissement pour l’ensemble des couches sociétales.
Dans le IXe arrondissement, la salle de théâtre la plus connue et la plus prisée fut incontestablement la salle Le Peletier, l’Opéra de Paris entre 1821 et 1873. Également appelée « la grande boutique », l’institution se situait alors au 12 de la rue Le Peletier et fut inaugurée le jeudi 16 août.
L'opéra Le Peletier ca 1865
Cette grande salle possédait un éclairage moderne au gaz (à l’hydrogène) et pouvait accueillir environ 2.000 personnes. Richement décorée et disposant de vastes dégagements, la salle principale était construite avec des matériaux d’une grande légèreté ce qui, d’après Rossini, lui conférait une remarquable sonorité. Du fait des nombreux changements de régime politique, la salle adopta les noms suivants : Académie royale de musique (de 1821 à 1848) - Académie nationale de musique (de 1848 à 1851) - Académie impériale de musique (de 1852 à 1870) - Académie nationale de musique (de 1871 à 1873)
Le tableau d’August Lauré atteste de la magnificence de cette salle.
August Lauré, Grande salle du Théâtre de l'Académie Impériale de Musique en 1864.
Alors très en vogue sous Louis-Philippe, le genre du Grand opéra à la française met en scène un drame fondé sur une trame historique. Les décors grandiloquents sont à l’image de l’opulence et du faste de la société bourgeoise de la Monarchie de Juillet voire du Second Empire.
Voici une liste de quelques œuvres emblématiques du répertoire créées dans ce théâtre.
• Don Sanche ou le Château d’amour de Franz Liszt (17 octobre 1825) ;
• Le Siège de Corinthe de Gioacchino Rossini (9 octobre 1826) ;
• La Muette de Portici de Daniel-François-Esprit Auber (29 février 1828) ;
• Le Comte Orry de Rossini (20 août 1828) ;
• Guillaume Tell de Rossini (3 août 1829) ;
• Robert le Diable de Giacomo Meyerbeer (21 novembre 1831) ;
• La Juive de Jacques Fromental Halévy (23 février 1835) ;
• Les Huguenots de Meyerbeer (29 février 1836) ;
• Benvenuto Cellini d’Hector Berlioz (3 septembre 1838) ;
• Les Martyrs de Gaetano Donizetti (10 avril 1840) ;
• La Favorite de Donizetti (2 décembre 1840) ;
• Jérusalem de Giuseppe Verdi (26 novembre 1847) ;
• Le Prophète de Meyerbeer (16 avril 1849) ;
• Les Vêpres siciliennes de Verdi (13 juin 1855) ;
• Le Trouvère de Verdi, version française (12 janvier 1857) ;
• Tannhäuser de Richard Wagner, version « de Paris » (13 mars 1861) ;
• L’Africaine de Meyerbeer (28 avril 1865) ;
• Don Carlos de Verdi (11 mars 1867) ;
• Hamlet d’Ambroise Thomas (9 mars 1868).
Ce fabuleux théâtre sombra lors d’un grand incendie, dans la nuit du 28 au 29 octobre 1873.
L'incendie de l'opéra Le Peletier
Nul besoin de rappeler la construction gigantesque de l’Opéra Garnier qui fut inauguré le 5 janvier 1875 par une œuvre tout à fait représentative de l’art lyrique français : Les Huguenots de Meyerbeer. Toutefois, signalons que plusieurs théâtres voisinant le nouvel opéra voient le jour au début de la IIIe République.
Construit dans un style d'inspiration indo-égyptien, l’Éden-Théâtre fut inauguré le 7 janvier 1883. Jouxtant le Palais Garnier, cet établissement se situait au 7, rue Boudreau. La scène grandiose permettait d’y accueillir de luxueux ballets. Malheureusement, bien que convenables, les recettes récoltées ne réussirent pas à couvrir l'énormité des frais engagés.
À partir de 1888, la programmation se tourna vers l’opérette, alors très en vogue depuis le Second Empire. Ce théâtre fut nommé respectivement "Théâtre Lyrique" (1890) et "Grand-Théâtre" (1892-1893). Redevenu "l'Éden-Théâtre" en novembre 1893, il ferma définitivement ses portes le 12 décembre de cette même année. Démoli, à cet emplacement s'élève aujourd'hui l’Athénée-Louis Jouvet.
« D'après le dessein de M. Schmitt, l'un des architectes », Philippe Chauveau, Les théâtres parisiens disparus, 1402–1986. Paris, édition Amandier, 1999.
Comme rappelé en introduction, après l’opéra, c’est la musique de piano qui anime la société romantique. Témoins de l’engouement pour l’instrument, de nombreuses manufactures de pianos se multiplièrent dans le courant de la première moitié du XIXe siècle. Le IXe arrondissement comptait alors environ une soixantaine de facteurs en 1850. Certaines rues comptabilisaient même plusieurs manufactures telles les rues de Bellefond (aux 11, 19, et 22), Richer (au 40, 46 et 48) et du faubourg Poissonnière (au 28, 31, 56 et 183). Quelques manufactures célèbres passèrent à la postérité, par exemple celle des pianos élaborés par Camille Pleyel, alors située au 9, rue Cadet.
Édouard-Antoine Renard, Maison Pleyel, salle de concert de la rue Rochechouart
Une fabuleuse salle de démonstration destinée à « essayer » et à faire la promotion des pianos de la marque est construite en 1839 dans le prolongement de la rue Cadet, c’est-à-dire au 22-24 de la rue Rochechouart, près de l’actuel Conservatoire du IXe arrondissement, c’est d’ailleurs ici (et non rue Cadet) que Chopin donnera son dernier concert à Paris, le 16 février 1848, une semaine avant le soulèvement mettant fin à la Monarchie de juillet.
Rappelons également la présence dans le quartier de grandes salles de démonstration, par exemple celle de la maison Henri Herz située au 4, rue Clary à Paris (en 1872) puis au 91 de la rue de Clichy à Paris (en 1900) ou encore celle des pianos A. Bord, au 14 bis du boulevard Poissonnière.
Construit entre la rue Bergère et la rue du Conservatoire, le fameux Conservatoire de Paris fondé en 1795 renfermait également une salle de concert, devenue célèbre par des créations d’œuvres significatives du siècle romantique. La Symphonie Fantastique ou encore Harold en Italie d’Hector Berlioz furent créées par l’orchestre de la Société des concerts du Conservatoire sous la direction de François-Antoine Habeneck.
Arrondissement emblématique du romantisme musical au XIXe siècle, le IXe concentra demeures et institutions dans lesquelles le Tout-Paris se pressait pour assister aux exploits vocaux des chanteurs et aux joutes pianistiques.
C’est d’ailleurs lors de celles organisées chez la princesse Belgiojoso, entre Franz Liszt et Sigismund Thalberg le 31 mars 1837, que Marie d'Agoult écrira : « Thalberg est le premier pianiste du monde. Liszt est le seul ».
Outre les pianistes présents dans l’arrondissement, les chanteurs vivaient également dans ce quartier afin d’être au plus près des lieux où ils se produisaient. Signalons également la présence d’un grand nombre d’éditeurs de partitions dont regorgeait l’arrondissement. En effet, c’est là que les jeunes pianistes venaient pour travailler avec les virtuoses de renom de la capitale et acheter les dernières fantaisies ou paraphrases telles la Transcription de la valse de Faust de Gounod par Franz Liszt ou encore les Grandes variations de concert sur « Quand je quittai la Normandie » d’après Robert le Diable de Meyerbeer composées par Adolf von Henselt.
Adolf von Henselt
Véritable eldorado musical, « l’arrondissement-opéra » foisonnait d’artistes de toutes sortes pour lesquels la société dépensait sans compter. Deux siècles plus tard, des traces indélébiles persistent et, en tendant bien l’oreille lors d’une promenade, peut-être entendrions-nous encore quelques réminiscences de gammes ou d’arpèges égrenés par un pianiste au gré de la nuit…
Début de la partition de la Valse de Faust transcrite par Liszt
Notes
1. Franz Liszt, Revue et Gazette musicale, 8 janvier 1837, p.17-18.
2. Lettre datant du 4 juin 1839.
3. Jean-Claude Yon évoque la « dramatocratie » de la société parisienne dans son ouvrage Une histoire du théâtre à Paris. De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Aubier, 2012, 437 p.
Nicolas Deshoulières
Musicologue
Université de Paris-Sorbonne
Conservatoires de la Ville de Paris
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Catégorie : - Articles-Arts & Métiers
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