Degas l'impossible interview - I
© A. Pingeot 2018 © 9e Histoire 2018
« L’impossible interview » d’Edgar Degas.
Voici l’intégralité de l’entretien avec Edgar Degas (1834- 1917) imaginé par Anne Pingeot et proposé lundi 28 mai au public présent salle du Conseil de la mairie du 9e lors d’une manifestation organisée par 9ème Histoire.Les questions sont inventées par Anne Pingeot mais les réponses de Degas sont authentiques. Emmanuel Fouquet, secrétaire général de 9ème Histoire, a prêté sa voix au bougon Degas.
Pour des raisons de commodité de lecture, cette « interview » a été scindée en trois parties.
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Degas, Autoportrait au porte-fusain (huile s/ papier marouflé sur toile, 1855,
acq. à la vente succesion René de Gas, 1927 RF 2649).
« L’impossible interview »
(1ère partie)
Comment oserai-je vous interroger - vous qui auriez pu choisir pour devise, celle de Descartes - « Celui-là a bien vécu qui s’est bien caché ». Seriez-vous un nouvel épicurien ?
D. Je voudrais être illustre et inconnu !
Vous rompez avec ceux qui outrepassent la règle. Le critique irlandais George Augustus Moore en fait l’expérience, après avoir publié en 1890 : « Degas : The Painter of Modern Life » dans le Magazine of Art :
D. Ces gens vous attrapent dans votre lit, ils vous enlèvent votre chemise, ils vous flanquent dans la rue, et, quand on se plaint, ils vous disent : Vous appartenez au public.
Manet, George Augustus Moore
(Moore Hall, comté de Mayo 1852 – Londres 1933) pastel s/ toile, New York, Met.
Qu’avez-vous dit à Paul Gsell, le critique qui interrogea si bien Rodin :
D. Je vous défends de reproduire notre conversation. Il est sacrilège de parler au vulgaire. Aujourd’hui l’on discute idéal dans les bureaux d’omnibus. L’art est un mystère sacré.
Trouvez-vous la critique d’art inutile ?
D. En un trait, nous [les peintres] en disons plus long qu’un littérateur en un volume.
Est-ce pour cela que vous avez répondu à l’un d’eux qui émettait des avis sur la peinture :
D. Mais qu’est-ce que ça peut vous faire ?
Le sommet de cette conception n’est-il pas atteint quand vous demandez à votre ami Paul Lafond … Celui dont vous admirez le buste entre vos deux amis : Bartholomé (l’auteur du buste) et Michel Manzi, l’auteur du dessin-charge.
D. La peinture, est-ce que c’est fait pour être vu ? […] c’est de la vie privée, ça…
La jeune Julie Manet raconte votre emportement en 1895 :
D. Ah, les critiques ! ce sont eux qui commandent maintenant, la peinture leur appartient.
Anonyme, Julie Manet à seize ans
(photographie 1894 ou 95, Paris, musée de la vie romantique, Au cœur de l’Impressionnisme, la famille Rouart, 2004, p. 84°)
…et Julie d’ajouter dans son Journal : M. Mallarmé (debout) écoutant cela paraissait fort malheureux, M. Renoir rayonnait, car sa pensée sur les critiques est la même que celle de M. Degas.
Deux ans plus tard, avez-vous changé d’avis ?
D. Ah, mon Dieu ! du monde autour de nos tableaux, pourquoi cela ? Est-ce qu’il y a du monde dans le laboratoire d’un chimiste ? […]. Un chimiste travaille en paix. Nous, nous appartenons à tout le monde. Quel supplice !
Degas, Autoportrait étude pour Degas et Evariste de Valernes, c. 1865 (Paris, M’O, RF 24 232.)
Pouvons-nous vous offenser en cherchant à savoir qui vous êtes et tenter de vous « prendre une conversation » comme l’écrivait Maupassant dans Bel-Ami, avant que le mot « interview » ne l’emporte avec son inexactitude ? Oserai-je vous demander les raisons de votre repli ? S’explique-t-il par votre enfance ? Vous perdez votre mère à l’âge de treize ans en 1847. Étant le fils aîné, vous êtes-vous senti responsable des quatre frères et sœurs qui ont survécu :
Achille (1838-1893), enseigne de vaisseau jusqu’en 1864.
Degas, Achille de Gas qui a 19 ans sur le beau portrait de la National Gallery de Washington, 1857
Thérèse (1840-1912), qui épouse à la Madeleine en 1863 son cousin le duc Achille Morbilli « modèle de prédilection (…) sans doute appréciait-il surtout l’aspect ingresque de ce visage ovin », comme l’a écrit Henri Loyrette.
Degas, Thérèse de Gas, c. 1863, l’année de son mariage (vente succ. René de Gas, 1927, Paris, M’O)
Marguerite « la plus jolie, la plus intelligente, celle qui avait tout pour plaire et ne connut qu’une existence médiocre » (comme le dit encore Henri Loyrette) (1842-1895 épouse en 1865 l’architecte Henri Fevre (1828 – 1901).
Degas, Marguerite, entre 1850-60
(acq d’Henri Fevre 1931 ; Pierre Petit, Marguerite de Gas, 1862, prov. Famille Fevre, don SAMO 1992)
René (1845-1921) votre petit frère qui sera le seul à vous survivre. Vous le dessinez endormi quand vous avez 19 ans – lui en a 8 ou 9. À 20 ans vous le peignez en écolier : Est-ce à eux que vous avez dédié votre sensibilité ?
D. Le cœur est un instrument qui se rouille s’il ne travaille pas. Peut-on être un artiste sans cœur ?
Quel malheur ça doit être de n’avoir pas en famille un coeur à qui se fier !
Degas, René de Gas à l’encrier, 1855 - (Smith College Museum of Art, Northampton, Mass).
Votre père vous encourage, mais s’inquiéte en 1861 : « Notre Raphaël travaille toujours mais n’a encore rien produit d’achevé, cependant les années passent ».
En 1866, René s’installe en Louisiane où il épouse sa cousine, veuve de guerre, en 1869.
D. Achille et René sont associés ; c’est sur leur papier de bureau que je vous écris. Ils gagnent pas mal d’argent ici et sont dans une situation vraiment rare en leur âge. – On les aime et on les considère beaucoup et j’en suis tout fier.
Degas, Estelle Musson (1843-1909) veuve de Joseph Balfour, 1872-73 (Chester Dale coll. Washington, National Gallery of Art, 1963.10.124)
Cela ne va pas durer.
Degas, détail du Bureau de coton à La Nouvelle Orléans, 1873, Pau, musée des Beaux Arts (Achille debout, René assis lisant le journal).
Les spéculations de vos frères sont malheureuses. Pourquoi avez-vous assumé de payer une partie de leurs dettes qui entraînent la faillite de la banque de votre père, à partir de 1874, année de sa mort à Naples ?
Le 19 août 1875, votre frère Achille tire un coup de pistolet à la Bourse de Paris pour une affaire passionnelle (six mois de prison, réduits à un mois) ; votre frère René après avoir ruiné la famille, abandonne en 1878, sa femme aveugle et ses cinq enfants pour épouser une autre femme.
Henri Musson écrit à son frère en 1877 : « la banque fait vendre les meubles de Fevre et d’Edgar […] je vois à Paris, Edgar se priver de tout, vivre du moins possible. Les enfants de Fevre vêtus de trous ».
En mars 1877, que dites-vous au baryton Jean-Baptiste Faure qui vous a commandé des peintures qu’il ne voit pas venir ?
D. Vos tableaux eussent été finis depuis longtemps si je n’étais obligé chaque jour de faire quelque chose pour gagner de l’argent.
Vous ne vous doutez pas des ennuis de toute sorte dont je suis accablé.
Du côté de l’Italie, de « L’Italie rêvée » de 1858, votre famille est-elle plus réconfortante ? Hilaire, le patriarche, vous accueille à Naples, comme le fils aîné du fils aîné.
D. C’est à Naples qu’il faut aller pour se retremper de jeunesse, pour aimer la vie. Le soleil même en est amoureux. Tout est gai et facile.
Réfugiée à Florence, la branche Bellelli de votre famille, vous donne l’occasion d’un chef d’œuvre.
D. J’ai deux petites cousines à manger. L’aînée est réellement une petite beauté ; la petite a de l’esprit comme un démon et de la bonté comme un petit ange. Je les fais avec leurs robes noires et des petits tabliers blancs qui leur vont à ravir.
Degas Portrait de famille, entre 1858-69, acq. (1ère vente Degas 1918 pour le musée du Luxembourg avec le concours du Cte et de la Ctesse de Fels et de René Degas, Paris, musée d’Orsay).
Retournerez-vous toujours avec plaisir en Italie ?
D. [non] Que de temps il faut perdre hors de ce qui est votre vie, faire de démarches humiliantes, assister à d’interminables discussions, que l’on ne comprend même pas, pour disputer à la faillite son pauvre nom ! Je suis donc à Naples, avec mon frère Achille, pour obtenir de nos créanciers de Naples la signature d’un Concordat qui se traîne depuis six mois.
Votre amertume s’apaisera-t-elle, dix ans plus tard ?
D. Je ne suis plus rien ici qu’un Français gênant. La famille s’en va. Tout le monde à peu près est divisé. L’intérêt et le sentiment se combattent en moi singulièrement et sur ces deux points je saurai mal me défendre. […] la famille est ce qui vous divise le plus.
Sachant vos problèmes financiers pourquoi vos demeures furent-elles si nombreuses ? Comment payez-vous tant de loyer ? Votre marchand Paul Durand-Ruel joue-t-il le rôle d’un banquier ?
D. Ayez la bonté demain de m’apporter mes termes […]. Il y en a un de plus à payer cette fois-ci, celui de la rue Larochefoucauld que je quitte. Ah ! Je vais vous bourrer de mes produits cet hiver et vous me bourrerez de votre côté d’argent. C’est par trop embêtant et humiliant de courir après la pièce de cent sous comme je le fais.
Dornac, Paul Durand-Ruel dans sa galerie, c. 1910 - tirage argentique, archives Durand-Ruel
(Paul Durand-Ruel le pari de l’Impressionnisme, RMN 2014, Paris, musée du Luxembourg, Londres, Nat. Gall. Philadelphia Museum of Art, fig. 154)
Vos « termes » sont considérables. Pourquoi ne suivez-vous pas le conseil du marchand Ambroise Vollard : « Monsieur Degas, cela vous serait si facile d’avoir tout l’argent que vous voudriez ! Vous n’auriez qu’à entr’ouvrir vos cartons » ?
D. Vous savez combien cela m’embête de vendre, et que j’espère toujours arriver à faire mieux.
André Rogi, Ambroise Vollard (Saint Denis de la Réunion 1866 – Versailles 1939) dans sa galerie de la rue Martignac.
Photographie 1936 (Jean-Paul Morel, C’était Ambroise Vollard, Fayard, 2007, entre les pages 306-307). Centre Pompidou, MNAM, Cci.
Le plus grave est à venir : la destruction en 1912 de l’immeuble de la rue Victor Massé et l’obligation de trouver d’urgence un nouveau logement. Vous avez 78 ans. Votre modèle la terrible Maria = Suzanne Valadon trouve une adresse, 6 bd de Clichy, qu’habita Mary Cassatt, votre ancienne amie, peintre américaine.
D. Je ne travaille plus depuis mon emménagement… C’est drôle : je n’ai rien rangé, tout reste là, contre les murs… Ça m’est égal, je laisse tout… C’est étonnant, la vieillesse, comme on devient indifférent.
VOYAGES
Eugène Manet en 1868, vous vante les mérites de Londres : « Je suis d’avis de tâter un peu le terrain de ce côté il y aurait peut-être un débouché pour nos produits ». Quand vous apprenez la fortune de James Tissot qui s’exile en Angleterre après 1870, que lui écrivez-vous ?
D. j’ai entendu raconter que vous achetiez une propriété – j’en ai la bouche encore ouverte.
Etienne Carjat (Fareins, Ain 1828 – Paris 1906), James Tissot
(photo c. 1865, M’O PHO 1986 75 411, acq. Gie Guillet ; Degas, Tissot, 1867-68, New York Met. Rogers Fund 1939).
Que lui demandez-vous en septembre 1871 ?
D. On m’a dit que vous gagnez beaucoup d’argent. Donnez-moi donc les chiffres […]. Donnez-moi quelque idée de la manière dont je pourrais tirer moi aussi quelque avantage de l’Angleterre.
Vous a-t-il conseillé le marchand Agnew ?
D. Durand-Ruel ici m’attire de son dévouement et me jure qu’il veut tout ce que je fais. Mais Agnew m’intrigue vivement. J’en ai parlé machinalement à quelques-uns et ce que l’on m’en dit est de la plus importante beauté. On me prie de tomber dans ses mains redoutables.
Vous traversez l’Atlantique en 1872. Quelle est votre première impression du « nouveau monde » ?
D. C’est de l’Angleterre en meilleure humeur.
C’est encore à Tissot que vous écrivez de La Nouvelle Orléans :
D. Je me suis attelé à un assez fort tableau que je destine à Agnew [le marchand anglais] et qu’il devrait bien, lui, placer à Manchester : car si filateur a jamais voulu trouver son peintre, il faudra qu’il me happe du coup.
Intérieur d’un bureau d’acheteurs de coton à la Nlle-Orléans. Il y a là dedans une quinzaine d’individus s’occupant plus ou moins d’une table couverte de la précieuse matière et sur laquelle, penché l’un et à moitié assis l’autre, deux hommes, l’acheteur et le courtier, discutent d’un échantillon.
Degas, Le bureau de coton à la Nouvelle Orléans, 1873, Pau, musée des Beaux-Arts.
Nous avons déjà vu vos frères comme de nonchalants visiteurs, car ils sont importateurs de vin. D’Amérique, L’Europe vous semble resserrée…
D. Vers le 15 janvier, je devais être à Paris, ou à Londres (cette distance m’est devenue indifférente, et il n’y a plus d’intervalle à juger fort que l’océan).
Est-ce cela qui vous pousse 17 ans plus tard à l’excursion espagnole ?
D. Je pense toujours au voyage de Madrid et à une vraie course de taureaux. Faudra-t-il faire venir ce rastaquouère de Boldini ? Lafond suivra-t-il ? Aurai-je moi-même le courage de ne pas rentrer de suite à Paris sans exposer ma vie davantage ?
Votre ami Albert Bartholomé ayant fait faux bond au dernier moment et Lafond n’ayant pas suivi, c’est en effet le peintre Giovanni Boldini qui vous accompagne. Votre aimable qualificatif à son égard ne vous empêche pas d’admirer son portrait de Verdi au pastel …qui est à la Galerie nationale d’Art moderne de Rome.
D. Il n’y a pas un artiste moderne qui puisse faire ça !
Giovanni Boldini , Verdi, pastel « Parigi 9 avril 1886 », Rome, GNAM.
Après dix-huit heures de train d’Irun à Madrid vous vous précipitez au Prado …
D. Rien, non rien ne peut donner l’idée de Velasquez.
Vos déplacements sont parfois consacrés à votre santé : cures à Cauterets dans les Pyrénées de 1888 à 1891. Vous passez par Lourdes, comment décrivez-vous le sanctuaire ?
D. Des malades à tout état, et des boutiques autour de la Grotte, une croisade à prix réduits, où il y a de tout, des croyants et des voleurs.
En somme j’étais fort touché, de l’émotion des autres surtout. Elle éclatait quelque fois au point de les transfigurer. Bartholomé en a fait son profit plus que moi.
En 1895 et 1897 les eaux du Mont-Dore et de Chatel-Guyon sont chargées de vous guérir. Avez-vous apprécié le massif central ?
D. Belle Auvergne, terribles Auvergnats.
(à suivre)
Anne PINGEOT
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