Notre-Dame-de-Lorette par Théophile Gautier
NOTRE-DAME-DE-LORETTE
Vue par Théophile Gautier
Texte tiré d'une chronique du 1er novembre 1836 parue dans Paris et les Parisiens - © La Boîte à Documents, 1996
Les églises de Frances sont en général pauvrement et négligemment ornées, à l’exception de quelques tableaux d’autel de peintres dans réputation : les murailles affligent l’œil par la plus triste nudité. Dans les anciennes églises le luxe de l’architecture gothique si touffue, si efflorescente, si épanouie, supplée à cette indigence honteuse ; la patiente orfèvrerie du moyen-âge empêche de s’apercevoir tout d’abord de tant de misère et de dénuement ; mais dans les églises modernes rien ne déguise l’abandon et le manque d’amour des artistes, des prêtres et du peuple. On a oublié depuis longtemps en France comment se faisaient, s’ornaient, et se tenaient les églises.
Commandez un plan d’église à un architecte de nos jours, même à l’un de ceux que l’on assure être intelligent, il vous apportera un dessin au lavis, bien blond, bien chaud de couleur, aussi agréable à regarder qu’une aquarelle, et qui pourrait se vendre à ce titre chez Susse ou chez Madame Hullin.
Ce dessin représentera assurément un temple grec avec une colonnade et une attique à l’instar de la Bourse, ou un fronton dans le genre de la Madeleine, de la Chambre des députés ou du Panthéon.
Sur le dos de cette construction ingénieuse et neuve sera perché un campanile à l’italienne, d’une quarantaine de pieds de hauteur (ceci est regardé comme une barbarie par les architectes d’un goût pur), qui ne pourra contenir pour toute sonnerie qu’un grelot de moyenne grosseur ; une voute en cul de four terminera le tout, et vous aurez l’agrément pour quelques millions d’avoir un édifice assez carré en pierre de taille, très lais, très froid, fort incommode, dont vous pourrez faire à volonté une salle de bal ou de banquet patriotique, un marché, un tribunal, un théâtre, un corps-de-garde, une athénée et un local pour les sociétés philharmoniques et autres, mais que personne assurément ne s’avisera de prendre pour une église.
Cela est si vrai que l’on a eu la précaution d’écrire en lettres d’or au front des nouvelles églises : Ceci est une église, sans quoi l’on aurait bien pu s’y tromper, et chercher à la place du bénitier le bureau du contrôleur.
Notre-Dame-de-Lorette, où l’on semble avoir mis plus de prétention catholique que d’ordinaire, et sur qui l’on fait depuis longtemps courir des bruits mystérieusement magnifiques, n’offre pas un régal aux yeux, quand à l’extérieur du moins. – Cependant la place était favorable, et prêtait à faire quelque chose ; devant, une rue assez longue et assez large ; derrière, la profondeur du ciel et la silhouette bleuâtre de la butte Montmartre. – Qu’est ce que l’on voit au bout de cette perspective si bien préparée ? Quatre maigres colonnes, beaucoup trop rapprochées les unes des autres, sur lesquelles pose un fronton triangulaire rempli d’un détestable bas-relief et orné d’une statue à chacune de ses pointes ; une espèce de petit clocher carré, percé ça et là de quelques trous, et qui à l’air d’un colombier de ferme de second ordre. – C’est tout.
Si vous avancez et que vous vouliez considérer le bâtiment sous tous ses aspects, c’est encore pis. Les profils latéraux sont d’une mesquinerie qui les ferait prendre pour les bas-côtés d’une grange ou d’un hangar ; ils n’offrent d’autres embellissements que les tuyaux et les gargouilles des gouttières. La voute ronde qui se présente en venant de Montmartre, produit l’effet d’une croupe d’animal monstrueux, et l’église, vue de ce côté, ressemble à un éléphant agenouillé qui porterait une tour sur ses épaules.
Avant d’entrer dans ce sanctuaire de somptuosités occultes, disons deux mots des trois statues du fronton ; elles représentent les vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité ; la Foi et l’Espérance sont de M. Foyatier et de M. Lemaire. J’aime autant les Spartacus et le Thémistocle, c’est tout dire ; l’on a agité la question de savoir laquelle de ces deux figures était la plus mauvaise ; la plus mauvaise est celle qu’on regarde, car il est difficile de s’imaginer qu’il puisse y en avoir une autre aussi détestable dans le monde. La Charité, de M. Laitié est une bonne et simple chose ; l’aspect du groupe se compose heureusement et se dessine avec netteté ; il est à regretter qu’on ne lui ait pas confié les deux autres vertus. Mais c’est un défaut qu’on a d’éparpiller la besogne entre beaucoup d’artistes. Il est vrai que tous ont ainsi une part du gâteau, mais l’unité en souffre, et les travaux manquent nécessairement d’harmonie. Un seul peintre et un seul sculpteur auraient suffi pour la décoration de Notre-Dame-de-Lorette. Au lieu d’échantillons de diverses manières, nous aurions eu un poème complet, toute une phase du talent et de la vie d’un grand artiste, et peut-être une suite de chefs-d’œuvre à opposer aux fresques des stanze italiennes. – Mais ce sont là des choses que l’on ne fera jamais : si l’on donne cent ou deux cent mille francs à un artiste pour exécuter un de ces travaux gigantesques qui font l’étonnement des siècles et marquent la place d’un peuple dans la civilisation, l’on trouverait la chose exorbitante, on crierait à la prodigalité insensée, on ferait des complaintes sur l’énormité du budget et les charges de l’état, déjà assez considérable, et cependant on a dépensé quatre millions à charrier et mettre debout une vieille pierre fêlée, tatouée de rébus inintelligibles et parfaitement insignifiante sous le rapport de l’art, surtout de la manière dont on l’a posée.
On peut se donner à peu de frais les airs d’un gouvernement protecteur des arts et faire le Mécène économique. Tous ces travaux sont si peu payés, qu’il ne reste exactement rien aux artistes quand ils ont défalqué de la maigre somme qu’on leur accorde leurs dépenses de modèles, de couleurs et de mannequins. Ce n’est pas que le pur amour de la gloire et la rareté des occasions de montrer leur talent qui peuvent les engager à accepter de telles commandes, car beaucoup y mettent de l’argent de leur poche, et meurent sans le sou après avoir travaillé toute leur vie. Voilà les considérations qui nous ont fait rester un peu bien longtemps à la porte de Notre-Dame-de-Lorette ; il y aurait encore bien des choses à dire là-dessus ; mais ce sera pour une autre fois. Entrons.
On vient d’ouvrir Notre-Dame-de-Lorette, église à laquelle on travaillait depuis plusieurs années ; l’aspect intérieur n’a pas répondu à tant de préparatif ; l’imitation qu’on a tenté d’y faire de l’intérieur coquet des églises italiennes, a été manquée presque complètement. On est parvenu à faire un boudoir au lieu d’une église, et, à ce titre, cette chapelle se trouve parfaitement placée ; quand à l’extérieur, tout le monde n’a qu’une voix depuis longtemps pour en comparer trois côtés à ceux d’une grange bien bâtie, et le quatrième à l’entrée d’un corps de garde soigné.
Le roi en sortant de Notre-Dame-de-Lorette en a paru, dit-on, satisfait ; c’est de la politesse royale ; mais sa satisfaction ne l’a pas empêché d’avoir envie de voir autre chose. Sa majesté s’est dirigée vers l’école des Beaux-Arts, où elle aura pu donner des éloges en conscience…
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