Le Vin aux Porcherons
© J.M. Agator 2021 © 9ème Histoire 2021
Enseigne de marchand de vin "A La Bonne Bouteille", Paris - © Musée Carnavalet.
Quand le vin coulait à flots aux Porcherons
Pendant l’Ancien Régime, depuis un arrêt du Conseil de 1674, une ligne jalonnée par des bornes fixait une limite à l’accroissement urbain de Paris. Sur la rive droite, la poussée de croissance de la ville s’était heurtée aux fortes pentes de la butte de Montmartre et du plateau de Belleville qui faisaient obstacle à la circulation. A cet endroit, le contour urbain et la barrière fiscale qui lui était ajustée, matérialisée par les barrières d’octroi, étaient les moins éloignés du centre-ville. Bénéficiant de cet accès plus facile, les cabarets populaires (les fameuses guinguettes) se sont multipliés hors barrières, au pied de Montmartre et de Belleville, pour servir aux Parisiens un vin moins cher, car détaxé. Mais de quel vin s’agissait-il ? Alors qu’au Moyen Âge, les vins des environs de Paris avaient une excellente réputation, au XVIIIe siècle, la viticulture parisienne s’est convertie sans état d’âme à la production intensive de vin populaire. Voici comment s’est opérée cette très opportuniste conversion, parfaitement incarnée par le célèbre cabaret de la Grande Pinte, dans le quartier des Porcherons (actuel 9e arrondissement). On apprend aussi que la Grande Pinte n’a pas toujours eu mauvaise réputation et qu’un illustre et discret voisin épatait le roi lui-même avec un vin dit miraculeux…
Note : l’astérisque* suivant certains mots renvoie au « petit glossaire historique du vin de Paris » à la fin de cet article.
Un ancien vignoble de qualité
Mettons d’emblée les choses au point. Pendant des siècles, les vignerons de la région parisienne ont su exploiter les coteaux qui dominent les rivières, aux terrains calcaires et caillouteux, bien exposés au sud ou à l’est, capables de produire des vins de qualité. Au XIIIe siècle, le très ancien et grand vignoble d’Argenteuil produisait d’excellents vins qui avaient les faveurs du roi de France. La viticulture parisienne privilégiait les cépages de la famille des pinots, plus précisément le fromenteau* et le morillon*, qui donnaient les meilleurs vins sous le climat continental. Jusqu’à la fin du Moyen Âge, elle s’était surtout tournée vers la production de vin blanc, mieux adaptée au climat plus frais et humide des régions septentrionales.
Au XVIe siècle, les goûts changent et le vin rouge s’impose progressivement au détriment du vin blanc, sans doute sous l’influence de la consommation populaire qui augmente beaucoup plus vite à Paris qu’en régions. N’oublions pas que le vin était considéré comme une boisson saine de première nécessité, de surcroît capable, mêlée à l’eau, de rendre celle-ci buvable. Il était donc naturel que le vin rouge, très coloré, soit apparu aux yeux des consommateurs comme plus vivifiant que le vin blanc. Cependant, dans les régions septentrionales, quand surviennent des gelées de printemps ou des étés pluvieux, le risque est grand que les plants fins ne parviennent jamais à maturité. C’est pourquoi, en 1555, selon Roger Dion, le peuple de Paris qualifiait déjà de « guinguet », signifiant « un peu court », le vin vert au goût aigre issu de la mauvaise récolte cette année-là. Sans doute s’agit-il de l’origine du terme « guinguette » qui fera son apparition dans la langue écrite au siècle suivant.
La Guinguette - Gravure de P.F. Basan - © Musée Carnavalet.
Sous réserve de bonnes conditions météorologiques, l’avenir semblait donc radieux pour les cépages rouges de morillon*. Pourtant, depuis la fin du Moyen Âge, une nouvelle forme de viticulture, plus populaire, se développait pour répondre à la forte demande de vins à bon marché dans la capitale. Des ouvriers vignerons, salariés des vignes des bourgeois, s’étaient mis à cultiver leur propre vigne, afin de produire abondamment, à moindre frais, un « petit vin » sans caractère mais facile à vendre. C’est ainsi que se sont multipliés les plants de gouais*, un cépage grossier, très productif et résistant aux gelées dont l’usage intensif ne pouvait que nuire à la réputation du vignoble parisien…
Les vins communs rejetés aux marges
Depuis la fin du Moyen Âge, une communauté d’intérêts s’est ainsi établie entre le petit peuple de Paris, avide de consommer un vin à bon marché, et les producteurs, marchands et débitants de vins communs (le fameux « petit vin »). En réalité, le commerce des marchands de vins était incompatible avec la règle traditionnelle consistant à ne pas acheter le vin pour le revendre. En se prévalant de cette règle, les bourgeois producteurs étaient exemptés de taxe dès lors qu’ils vendaient seulement le vin de leur cru, au détail (« à pot ») et à la porte de leur maison. A l’inverse, les marchands et cabaretiers professionnels étaient lourdement imposés à l’entrée de leur vin dans la capitale. Mais la demande populaire était si forte qu’une fois l’impôt payé, ils estimaient encore le commerce du vin profitable, au besoin en recourant à divers artifices et tromperies sur la qualité ou la quantité.
Pour la bourgeoisie parisienne, malgré la surveillance des jurés vendeurs de vins[1], ces atteintes incessantes à l’intégrité du marché local n’étaient plus tolérables. En août 1577, un arrêt célèbre du Parlement de Paris impose des restrictions sévères à l’entrée des vins communs dans la capitale. Il est désormais interdit aux cabaretiers parisiens d’acheter le vin directement dans le vignoble proche, c’est-à-dire en dehors du marché de la ville, sur le port, contrôlé par les jurés vendeurs, et aux marchands de l’acheter à moins de vingt lieues de la capitale. Cet arrêt aux conséquences lourdes va rester en vigueur pendant deux siècles, jusqu’en 1776. En pratique, les vins communs produits en région parisienne n’avaient plus d’autres débouchés que les cabarets populaires situés hors du périmètre fiscal de la capitale et ceux des petites villes environnantes.
Gravure représentant une partie de la rue des Porcherons - © Wikimedia Commons
C’est donc ainsi qu’à partir de la fin du XVIIe siècle, les cabarets populaires se sont multipliés hors barrières au pied de Montmartre et de Belleville. On sait que le cabaret de la Grande Pinte existait déjà au tout début du XVIIIe siècle. Situé à l’emplacement de l’église de la Trinité, place d’Estienne d’Orves (9e), il était l’un des mieux fréquentés de la rue Saint-Lazare, nommée à l’époque rue des Porcherons. Pendant ce temps, dans le vignoble de Paris, alors que les plants fins étaient déjà concurrencés par le gouais, les vignerons s’efforçaient, quant à eux, de trouver la formule gagnante. Comment produire massivement un vin certes plus médiocre mais moins cher pour attirer plus facilement la clientèle populaire ? Dans cette perspective, la ville d’Argenteuil, avec son grand vignoble de mille hectares, menait l’expérience et fixait les prix du vin. Voici le secret de sa conversion complète à la viticulture populaire, d’après l’histoire locale rapportée par un notable de la ville…
La culture du rendement-roi
A la fin du XVIIe siècle, un ancien milicien de Bourgogne, originaire d’Argenteuil, revient au pays avec du gamay noir*, un plant totalement nouveau pour la région. Le vignoble se limitait encore à des surfaces restreintes où seuls les cépages fins de meslier*, de morillon* et de meunier* étaient cultivés. Après le terrible hiver de 1709, qui a détruit la plupart des vignes, les vignerons saisissent alors l’occasion de remplacer tous les plants manquants et de transformer des terres basses en vignoble. Comme le précise Marcel Lachiver « C’est le gamay qui fournit le plan rêvé car, comme le pinot, il mûrit en première époque (mais quand même quelques jours plus tard), avantage décisif pour la viticulture septentrionale ». Le gamay a surtout l’avantage d’être très productif et de bien supporter les fumures abondantes. Clairement, c’est la production de masse qui était visée, même si ce gros gamay ne donnait finalement qu’un vin « dur et sans corps, sans chaleur, sans bouquet ». Pire encore, à partir des années 1780, les boues[2] de Paris, moins chères que les fumiers, étaient utilisées de façon outrancière pour accroître encore le rendement des vignes. Et peu importe si cet usage pouvait communiquer au vin « une odeur et une saveur repoussante », rien ne semblait nuire au succès du « petit vin de Paris ».
A la fin de l’Ancien Régime, la partie la plus dense du vignoble ainsi converti à la viticulture populaire se concentrait surtout au nord-ouest de Paris. Au bord de la Seine, à dix kilomètres seulement de la capitale, le vignoble d’Argenteuil était encore le mieux placé pour alimenter à moindre coût les cabarets hors barrières au pied de Montmartre. Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle, la fièvre bâtisseuse de la capitale mobilisait en effet toujours plus d’ouvriers des chantiers de construction qui prenaient leur repas quotidien dans les cabarets tout proches. On comprend pourquoi les boues de Paris étaient très rentables comme chargement de retour des bateaux transportant les pierres à plâtre d’Argenteuil destinées à la construction parisienne. Le dimanche et les jours de fête, le peuple de Paris se précipitait dans les mêmes cabarets aménagés en guinguettes, où on voyait aussi des gens du monde désireux d’oublier leurs soucis quotidiens dans ces véritables lieux de spectacle de la gaieté populaire.
Alors que la culture du rendement-roi s’imposait dans le vignoble parisien, au détriment de la qualité du vin, rien ne semblait perturber, dans un premier temps, la sérénité de la Grande Pinte. Début 1773, l’arrivée du nouveau propriétaire, un certain Jean Ramponneau, va pourtant faire l’effet d’un électrochoc. Quel est donc tout d’abord ce personnage déjà célèbre dans son cabaret de la Courtille du Temple (11e), au pied de Belleville, à l’enseigne du Tambour Royal ?
Portrait (fictif) de Jean Ramponneau, cabaretier de la Courtille du Temple - ca 1790 - © Musée Carnavalet.
C’est la fête au Tambour Royal
Dans les années 1750, le Tambour Royal était tenu de main de maître par le mémorable Jean Ramponneau. On raconte qu’à l’intérieur de son vaste cabaret, des dessins grossiers sur les murs le représentaient en Bacchus à cheval sur un tonneau, entre la danseuse Camargo et le sergent Belle-Humeur[3] ou entre l’Amour et la Gloire. Était inscrite également la devise « Mon oye (monnaie) fait tout. Voyez la France accourir au tonneau. Qui sert de trône à monsieur Ramponneau ». L’astucieux Ramponneau avait en effet la réputation de servir son petit vin à trois sous et demi la pinte[4], soit un sou de moins que ses concurrents de la barrière de Riom (la plus proche), ce qui lui assurait un succès populaire phénoménal. L’affluence était telle qu’il y avait autant de clients dehors que dedans qui attendaient leur tour pour entrer dans l’établissement. Pour abreuver une telle foule, les caves devaient être bien garnies…
Né à Vignol (Nièvre), en Bourgogne, de père tonnelier et de grand-père vigneron, Ramponneau venait d’épouser à Taverny, au nord d’Argenteuil, une fille et sœur de vigneron, lui qui était charretier de plâtrier à Belleville. Autant dire qu’il ne manquait pas d’atouts pour bien remplir ses caves dont on sait qu’elles contenaient au moins 165 pièces[5] de vin. On y trouvait bien sûr des vins communs comme celui d’Argenteuil dont Marcel Lachiver estime le prix de vente en gros, à cette époque, à 39 livres par muid[6] de vin, soit 2,7 sous[7] la pinte. En marchand de vin avisé, il réservait aussi des vins de meilleure qualité, plus chers, à ses clients plus fortunés qui pouvaient s’offrir chez lui des vins de Brie, de Bourgogne, d’Auvergne, du Languedoc et du Roussillon. Enfin il était surtout vigneron dans ses jardins et capable de produire et de vendre sur place, à bas coût, son petit vin personnel. Finalement, le secret de Ramponneau tenait à son talent naturel à assurer sa propre publicité et à son important chiffre d’affaires qui lui permettait de réduire ses marges bénéficiaires.
Le charme discret de la Grande Pinte
Toujours dans les années 1750, alors que Jean Ramponneau écoulait jusqu’à 1300 hectolitres de vin par an au Tambour Royal, le cabaretier de la Grande Pinte, Jean Magny, n’était pas non plus dépourvu d’un solide sens des affaires. Mais ils ne jouaient pas dans la même cour. La Grande Pinte était très recherchée par une clientèle de gens de cour, de financiers et de riches particuliers, en quête d’un lieu discret pour leurs rendez-vous galants et leurs petits soupers fins. Des prélats s’y aventuraient aussi parce qu’ils savaient trouver en Magny l’urbanité et la complaisance qui ont fait son succès. Manifestement, pour accueillir une telle clientèle, seul le cadre feutré et charmant du cabaret et de ses jardins revêtait de l’importance, loin du tumulte de la ville. On ne doute d’ailleurs pas que Magny servait à ses clients aisés des vins de qualité, dont il tirait un confortable profit, tout en réservant des vins communs, moins chers, à une clientèle populaire. Quoi qu’il en soit, son établissement occupait un emplacement particulièrement avantageux pour sa notoriété et sa prospérité…
E. Béricourt - Le Cabaret Ramponneau - ca 1790 - © Musée Carnavalet.
La Grande Pinte faisait face à la barrière des Petits Porcherons, au débouché de la rue de la Chaussée d’Antin auparavant nommée chemin de la Grande Pinte. Cette barrière, dont le trafic était contrôlé par deux portes, l’une pour les attelages, l’autre pour les piétons, ouvrait directement sur le quartier des Porcherons. A proximité d’un lieu de passage aussi fréquenté, on imagine sans peine que Magny était contraint de choisir sa clientèle qui, rappelons-le, recherchait le charme et la discrétion. A cet égard, le prix du vin et sa taxation dans Paris n’étaient pas sans importance. Avec une taxe uniforme de 48 livres par terre (en 1765), par muid de vin, soit 3,3 sous la pinte, un vin commun, de faible valeur, était certes surtaxé par rapport à un vin de meilleure qualité. Mais Magny était toujours assuré de vendre de bons vins moins chers qu’à Paris[8]. De son côté, un illustre voisin, le duc de Richelieu, ne s’en souciait guère, à l’abri des regards dans sa luxueuse retraite…
L’illustre voisin et son vin miraculeux
Quel personnage ce duc de Richelieu ! Premier gentilhomme de la Chambre du roi depuis 1743, maréchal de France depuis 1748, il occupait, depuis le début des années 1730, une petite maison rue de Clichy (ancienne rue du Coq), à l’emplacement aujourd’hui du Casino de Paris, réservée à ses divertissements personnels. Ce libertin de renom y organisait ces petits soupers fins dont il était l’inventeur, préparés avec bon goût et délicatesse, où la sensualité pouvait se mêler à l’ivresse pour libérer toutes les audaces. Les mets les plus exquis et les vins les plus rares étaient offerts à ces fameux soupers où le roi lui-même a daigné se rendre un soir en compagnie de madame de Pompadour. Nul doute que Richelieu faisait aussi servir à ses invités des grands vins de France, bien qu’à cette époque, à l’inverse des vins de Bourgogne et de Champagne, les vins de Bordeaux étaient encore ignorés à la cour du roi. Et c’est justement à Richelieu qu’on attribue le mérite d’y avoir remédié, à la suite d’un étonnant concours de circonstances. Voici, selon Jacques Chastenet, comment l’affaire se serait dénouée…
J.M. Nattier - Portrait du Duc de Richelieu - 1732 - © Musée Calouste Gulbekian Lisbonne.
En juin 1758, récemment nommé gouverneur de la Guyenne[9], le duc de Richelieu fait une entrée remarquée à Bordeaux, où les grands personnages de la ville lui font connaître les grands crus du Bordelais[10]. Comme il est atteint d’un ulcère à l’estomac, on lui conseille une bonne cure de vin de Médoc pour calmer ses douleurs. Ce traitement s’avère efficace et Richelieu profite de ses séjours à Versailles pour le recommander vivement au roi qui souffre d’une « langueur d’entrailles », autrement dit de constipation. Le roi se laisse convaincre de suivre le même traitement et, à son tour, recouvre la santé. Dès lors, les vins de Bordeaux, baptisés de façon moqueuse « tisane de Richelieu », se sont enfin retrouvés à la table du roi, puis à celle de l’aristocratie et de la bourgeoisie. Bien entendu, ces grands vins, vendus au moins dix fois plus cher que les vins communs, étaient hors de portée de la petite noblesse qui se contentait, non sans un réel plaisir, de la modeste mais discrète Grande Pinte.
Révolution à la Grande Pinte
En ce début d’année 1773, un véritable chamboulement se prépare à la Grande Pinte, quatre ans après le décès de Jean Magny. Le nouveau propriétaire, Jean Ramponneau, veut transformer son établissement en cabaret à la mode, où les gens de cour côtoient les gens du peuple. Sans doute a-t-il besoin de relever un nouveau défi, alors que le peuple de Paris tend à délaisser Belleville au profit des Porcherons. C’est pourquoi, loin de tout préjugé, contrairement à Magny, Ramponneau accueille tout le monde. Son cabaret, bientôt rebaptisé « Les Porcherons », devient une aussi bruyante guinguette qu’à la Courtille du Temple et connaît un succès spectaculaire. Comme le précise Jacques Hillairet, « La salle de son restaurant, agrandie en 1778, pouvait contenir 600 personnes, maraîchers, rouliers, ouvriers, gardes-françaises et aussi des grandes dames déguisées en soubrettes, friandes de s’encanailler avec de robustes ouvriers ou de beaux militaires ». Une telle réussite était bien dans l’air du temps…
C’est en effet dans les années 1770 qu’a vraiment commencé l’urbanisation des quartiers des Porcherons et de la Chaussée d’Antin. Ramponneau vendait toujours son petit vin, dont on ne doute pas qu’il provenait aussi d’Argenteuil, moins cher que ses concurrents, ce qui ne pouvait qu’attirer les nombreux ouvriers des chantiers voisins. Il savait surtout qu’en offrant au plus grand nombre une boisson aussi saine que bon marché, il rendait un service inestimable au peuple de Paris. Mais le rusé cabaretier avait senti très tôt le vent tourner. Les passages frauduleux de boissons non taxées qui transitaient vers la ville faisaient perdre des sommes considérables au Trésor royal. La Ferme générale cherchait donc à faire construire un mur fiscal entourant la ville, déplaçant du même coup la perception des droits d’entrée plus loin du centre-ville. C’est probablement pour éviter de devoir payer la taxe sur le vin que Ramponneau a préféré, dès le mois de juin 1784, vendre son cabaret, avant même que ne soit édifié le mur des Fermiers généraux qui condamnait ce type d’établissement.
Cinq ans plus tard, le 11 juillet au soir, face à l’ex-Grande Pinte, la barrière d’octroi est attaquée par la population mêlée aux principaux fraudeurs. C’est la première barrière incendiée lors de l’épisode de l’incendie des barrières[11] du mur des Fermiers généraux, du 11 au 14 juillet, en marge de la prise de la Bastille. A cet endroit, la barrière des Petits Porcherons portait aussi le nom de Blanche. En réalité, la barrière Blanche, construite à l’extrémité de la rue Blanche, n’était pas encore opérationnelle, si bien que les droits d’entrée étaient encore perçus au débouché de la rue de la Chaussée d’Antin. Triste concours de circonstances. C’est face au cabaret le plus populaire de Paris, dorénavant condamné, que les émeutiers avaient d’abord laissé éclater leur colère contre l’enfermement fiscal des Parisiens.
La Vigne de Montmartre le 23/08/2013 - © Musée de Montmartre et la Treille de la caserne de la rue Blanche. © J.M. Agator
Épilogue - Que reste-t-il du vignoble parisien ?
Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le vignoble parisien a poursuivi sa conversion à la viticulture populaire, où le vin est abondant et bon marché. Dès les années 1850, la viticulture cède progressivement la place à l’arboriculture fruitière et aux cultures légumières, à mesure que le vin de Paris est remplacé, sur les tables populaires, par les vins communs du Midi amenés à bas prix par le chemin de fer. Argenteuil parvient tout de même à conserver ses mille hectares de vignes jusqu’à la fin du siècle. Au siècle suivant, les maladies de la vigne[12] ruinent cependant les derniers espoirs des vignerons franciliens. La concurrence avec les vins du Midi devient impossible et les vignes détruites ne sont pas replantées. La disparition du vignoble parisien au cours du XXe siècle est inévitable…
Depuis une quarantaine d’années, de nombreuses petites vignes ont été replantées à Paris et dans sa périphérie ouest, exploitées par des municipalités ou des associations désireuses de faire revivre le passé viticole du lieu. On cultive dans ces vignes des cépages traditionnels comme le chardonnay (cépage blanc) et le pinot noir (cépage rouge), qui produisent des vins souvent très honorables, même s’ils ne sont généralement pas commercialisables. Ces cépages restent naturellement très sensibles aux maladies graves de la vigne, principalement le mildiou et l’oïdium. Mais les temps ont bien changé. Aujourd’hui, la réglementation interdit désormais aux collectivités territoriales d’utiliser des produits phytosanitaires pour l’entretien de leurs espaces verts fréquentés par le public. C’est le cas des produits fongicides destinés à protéger les vignes. Pour ces collectivités, la solution alternative est maintenant de remplacer peu à peu les cépages traditionnels par des cépages résistants aux maladies…
Cette démarche vertueuse est déjà engagée dans les cinq vignes de la ville de Paris en premier lieu à Montmartre. Créée en 1933, la vigne de Montmartre, la plus ancienne d’Ile-de-France, est maintenant cultivée selon les principes de l’agriculture biologique. Les vieux ceps sont remplacés au fur et à mesure par des cépages résistants aux maladies et adaptés au climat parisien. Les efforts fournis chaque année permettent de bonifier le vin rouge ou rosé produit à partir de 30 cépages différents, ce qui lui donne un goût unique. Jean Ramponneau aurait-il apprécié, deux siècles et demi plus tôt, ce vin aux arômes si complexes ? En tout cas, l’illustre cabaretier n’aurait guère prêté attention à la magnifique treille des pompiers de la caserne de la rue Blanche, à deux pas de l’emplacement de l’ex-Grande Pinte. Elle produit chaque année, depuis 1976, un « vin d’ornement », non alcoolisé et en réalité imbuvable, mis en bouteille sous l’appellation Château Blanche à l’occasion d’une fête des vendanges très pittoresque à consommer pourtant cette fois-ci sans modération.
Jean-Marc AGATOR
Petit glossaire historique du vin de Paris
Cépage blanc : variété de vigne aux raisins blancs, donnant des vins blancs. Cépage rouge : variété de vigne aux raisins noirs, donnant des vins rouges ou blancs, selon que le jus des raisins (incolore) macère ou non avec les peaux des raisins qui colorent le vin. Fromenteau (pinot gris) : le meilleur cépage blanc. Meslier : autre cépage de qualité donnant des vins blancs. Morillon (pinot noir) : le meilleur cépage rouge. Meunier (pinot noir) : cépage rouge de qualité, moins fin et plus résistant que le morillon. Gouais : cépage commun, très productif, apprécié aussi pour sa résistance aux gelées. Gamay noir : cépage rouge commun, très productif, importé de Bourgogne à la fin du XVIIe siècle. Sources : Roger Dion, Marcel Lachiver. |
Références documentaires
- Chagniot, Jean ; Nouvelle histoire de Paris, Paris au XVIIIe siècle ; Association pour la publication d’une Histoire de Paris, Hachette, 1988.
- Chastenet, Jacques ; L’épopée des vins de Bordeaux ; Librairie académique Perrin, 1980.
- Dion, Roger ; Histoire de la vigne et du vin, en France, des origines au XIXe siècle ; CNRS Editions, 2010 (chez l’auteur, 1959).
- Dumolin, Maurice ; Bulletin de la société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, 58e année, 1931.
- Hillairet, Jacques ; Dictionnaire historique des rues de Paris, tomes I et II ; Les Editions de Minuit, 1985.
- Lachiver, Marcel ; Vins, vignes et vignerons : Histoire du vignoble français ; Fayard, 2002.
- Markovic, Momcilo ; La Révolution aux barrières : l’incendie des barrières de l’octroi à Paris en juillet 1789 ; Annales historiques de la Révolution française, avril-juin 2013.
- Viderman, Michèle ; Jean Ramponneau, Parisien de Vignol ; Collection Histoire de Paris, L’Harmattan, 1998.
[1] Corps d’officiers dont la fonction principale était de protéger le marché parisien du vin contre toute ingérence de la fraude.
[2] Terres et déchets malaxés par les roues des véhicules sur les pavés parisiens, aux vertus fertilisantes, qui compensent ici l’insuffisance des fumures d’origine animale.
[3] Personnage de bande dessinée du XVIIIe siècle.
[4] Pinte de Paris = 0,931 litre.
[5] Pièce de vin = tonneau de 228 litres en Bourgogne.
[6] Muid de vin = 268 litres à Argenteuil.
[7] Livre tournoi = 20 sous.
[8] Dans Paris, un vin à 3,5 sous hors taxe la pinte voyait son prix doublé, alors qu’à 10 sous la pinte, la taxe ajoutait tout de même 33% !
[9] Généralité couvrant les intendances de Bordeaux, Montauban, Auch et Pau.
[10] Château Haut-Brion (Graves), châteaux Margaux, Lafite et Latour (Médoc).
[11] Terme générique renvoyant aux bâtiments de l’octroi et aux grilles d’accès.
[12] Phylloxéra (maladie causée par un puceron parasite qui provoque la mort du cep) et maladies cryptogamiques (causées par un champignon) comme le mildiou et l’oïdium.
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