Le Côté Proustien de Paris
© Sandra Cheilan 2015 © 9ème Histoire 2016
LE CÔTÉ PROUSTIEN DE PARIS:
UN TERRITOIRE INTIME ET POÉTIQUE
La pensée et la fiction de Proust furent façonnées par un Paris multiculturel : alors que le Paris maternel est marqué par les différents quartiers des 9e et 10e arrondissements, le Paris personnel et mondain est celui du 8e arrondissement. Si son regard d’analyste décrypte les rouages de la ville à la manière de Balzac ou de Zola, sa sensibilité poétique le pousse à recréer de véritables tableaux parisiens de type intimistes. Transformés par le regard pluriel de l’écrivain, les différents quartiers font l’objet d’une carte du Tendre affective où les passages des grands boulevards peuvent se transformer en labyrinthes vénitiens et les divers espaces des 8e et 9e arrondissement accueillir les fantasmes des personnages. En nous promenant à travers les écrits et la vie de Proust, nous revisiterons nos quartiers familiers et suivrons pas à pas les pérégrinations d'un auteur qui habite notre ville de son regard esthète et intime.
Petite promenade dans le Paris proustien
Du côté de la mère, Jeanne Weil, l’espace parisien est celui des 9e et 10e arrondissements. La famille Weil habitait rue du faubourg Poissonnière (ainsi nommée parce c’était le chemin par lequel le poisson des ports du Nord arrivait aux Halles) dans un quartier qui représente la bourgeoisie juive et lettrée. Le 9e arrondissement devient progressivement dans l’imaginaire proustien l’espace de la mère, celui du judaïsme et de la littérature. Par l’espace qu’elle occupe, par la fonction sociale et la religion, la famille Weil incarne l’anti-modèle de la norme. Elle est triplement marginale. C’est dans cette tension entre marginalité et centralité que se développe la vie parisienne de la famille maternelle et que le noyau géographique et culturel se place dans le 9e arrondissement. Les Weil habitent au 40 bis de la rue du faubourg Poissonnière. Ainsi nommé dans la correspondance de Proust, le « 40 bis » constitue la métonymie de l’enfance maternelle, mais aussi d’un groupe et d’un mode de vie marginal. Il n’est donc pas étonnant que Proust se souviendra de ce numéro pour installer le séducteur libertin et anticonformiste, oncle Adolphe de la Recherche du temps perdu, au boulevard Malesherbes.
Cette adresse du 40 bis boulevard Malesherbes porte en elle la contradiction de l’espace proustien puisque se rejoue la tension entre la marge maternelle (40 bis) et la norme sociale et géographique : le très prisé boulevard Malesherbes. Or ce quartier jouxte les grands boulevards, c’est-à-dire le lieu des théâtres et des passages, un lieu nocturne et artiste qui renforce la dimension marginale de l’espace maternel. C’est un lieu peuplé de filles publiques, d’artistes, un lieu nocturne qui inverse la représentation diurne de la société et d’un Paris respectable. Du côté de la mère, se déploie donc un quartier dont la symbolique maternelle s’associe à la représentation de l’artiste, où la marginalité et l’excentricité du lieu, au sens de lieu excentré du noyau conventionnel parisien, favorisent la représentation d’un espace de la marge, un espace tabou et interdit.
Du côté du père, on retrouve ce 9e arrondissement, mais il est déplacé vers la rue Joubert, c’est-à-dire vers un espace qui se rapproche du quartier haussmannien. On voit comment la situation géographique du père, qui se rapproche du centre, a une influence sur la représentation d’un couple parental, qui tente de s’intégrer dans le tissu urbain, et partant de s’intégrer dans la vie mondaine parisienne. Lorsqu’il rencontre Jeanne, Adrien Proust vit donc dans la rue Joubert. Venu de province, d’Illiers, il appartient à la famille de ces héros de roman d’apprentissage qui montent à Paris pour faire carrière, comme le Julien Sorel de Stendhal ou le Rastignac de Balzac. Il doit conquérir la capitale comme la société. Paris est donc un espace de conquête tandis que pour la mère juive, Paris est le lieu d’un ancrage communautaire pour une famille d’origine alsacienne. Toute la problématique de l’ancrage et du déracinement, de l’identité et de l’étrangeté se cristallise dans le rapport à la ville. Au cœur de ce processus ambivalent, le 9e constitue le nœud géographique, le centre sur lequel se cristallisent les fantasmes d’implantation du couple parental.
Jeanne & Adrien Proust
Jeanne Weil épouse Adrien à la mairie du 10e arrondissement. Adrien veut alors s’installer dans le quartier riche et neuf haussmannien. Le déménagement de Jeanne Weil de l’est vers l’ouest parisien correspond symboliquement au déplacement des beaux quartiers, depuis les refontes urbaines et architecturales de Haussmann. Le quartier haussmannien sur la plaine Monceau constitue un territoire bourgeois de l’éducation de Marcel et représente le processus d’intégration symbolique. Le couple emménage d’abord rue Roy, près de l’église Saint Augustin, alors même que le Paris de la Commune est assiégé et menacé par les Prussiens. C’est là que se passe la première enfance de Marcel. Il joue au parc Monceau, où il fréquente les enfants de familles aisées, loin des quartiers populaires et marginaux. Puis la famille Proust déménage dans un appartement du 9 boulevard Malesherbes de 1873 à 1900. Marcel y vivra donc 28 ans. C’est là qu’il grandit, qu’il va s’initier aux trois mondes de l’art, de la mondanité et de l’amour. Il y écrit son premier livre, Les plaisirs et les jours, recueil de poèmes en prose et de nouvelles. Il va à Condorcet où commence à se former son cercle d’amis, le petit clan d’élèves intelligents et littéraires, formé autour de Jacques Bizet, Daniel Halévy et Robert Dreyfus. Se met alors en place la notion si chère à Proust de cercle au sens géographique et intime du terme. L’espace haussmannien est celui de la construction personnelle et psychologique de l’écrivain. C’est aussi une vie de quartier qui se développe autour de cet appartement et qui apporte des repères géographiques et psychiques au petit Marcel : ainsi les souvenirs comme la vie de l’auteur se fixent sur des lieux gourmands, sur des rituels sociaux et culinaires, imposés par le quartier haussmannien : les brioches de chez Bourbonneux rue de Rome, les fruits de chez Auger boulevard Haussmann, les entremets de Latinville rue la Boétie fixeront les désirs de Proust qui réclamera plus tard à Céleste Albaret de se rendre dans ces mêmes lieux pour combler ses manques et ses désirs. Quartier du temps perdu donc que ce secteur haussmannien, construit autour d’aliments affectifs et sucrés, retrouvé dans l’écriture du livre, comme le temps perdu de Combray ressuscité par la madeleine qui ouvre le roman et à laquelle sera subordonnée la création littéraire à la fin du Temps retrouvé.
L’appartement du 45 rue de Courcelles symbolise la vie adulte de Marcel qui y a vécu de 1900 à 1906. C’est l’espace des premières souffrances, mais aussi celui qui détermine définitivement la vie de l’écrivain. En effet, il y traduit La Bible d’Amiens de Ruskin avec sa mère et commence à rédiger ses carnets qui lui fourniront la genèse de la Recherche. La traduction de Ruskin est l’occasion pour Proust de nouer définitivement un lien littéraire et affectif avec sa mère dans le salon de la rue de Courcelles.
La rue de Courcelles se substitue donc au 40 bis pour devenir un lieu maternel, le lieu de l’amour de et pour la mère que concrétise la Bible d’Amiens. Ce lieu adulte est également celui des dîners mondains organisés par le père, le Docteur Proust. Les Proust ancrent leur réseau mondain dans ce quartier. Proust y organise lui-même des dîners ou des réceptions avec ses amis comme Fénelon. La rue de Courcelles est aussi le lieu de la souffrance : souffrance physique de Marcel (son état de santé se détériore et la vie de la maison est rythmée par les soins à apporter à Marcel), souffrance psychique puisque le père y meurt le 26 novembre 1903.
C’est à la mort de ses parents que Marcel Proust se trouve contraint, à plus de trente ans, d’habiter seul. Il sous-loue en 1905 à sa grand-tante un appartement sombre, situé au 102 boulevard Haussmann : cet appartement correspond à celui de la création. Celui qui écrit la Recherche vit couché dans une chambre aux fenêtres et rideaux fermés, entre autres pour se protéger des crises d’asthme provoquées par le pollen des arbres de la rue. Les murs sont tapissés de panneaux de liège qui amortissent les bruits du dehors. Sa mère l’y avait souvent conduit plus jeune, et c’est ce lien à son enfance qui détermine son choix. Placé sous le signe de la mère, mais aussi de la retraite intérieure, cet appartement constitue l’espace de la création littéraire. Situé dans le quartier haussmannien, ravivant les souvenirs d’enfance avec sa mère, le lieu apporte des repères affectifs à un homme en crise depuis la perte de la mère, qu’il s’agira de ressusciter dans l’écriture du livre.
La chambre de Proust au musée Carnavalet
En 1919, sa tante vend l’appartement du boulevard Haussmann à la banque Varin-Bernier. Proust se réfugie au 44 rue Hamelin, où il meurt le 18 novembre 1922, avant d’avoir vraiment mis sa dernière touche à La prisonnière, Albertine disparue et Le Temps Retrouvé.
Proust grandira donc dans une atmosphère bourgeoise, conformiste et mondaine. Mais derrière cette apparente cohésion spatio-culturelle, l’écrivain garde le lien avec sa famille maternelle et pénètre les lieux marginaux dès qu’il se rend chez ses grands-parents rue du faubourg Poissonnière. Il parcourt à rebours le chemin de sa mère, comme un vaste retour aux origines, un retour à la maison-mère et donc à soi. Cet univers est hanté par le visage de la marginalité, le tabou du juif et du déraciné. D’ailleurs Proust se rend dans les lieux religieux du 9e comme la synagogue de la rue de la Victoire ou de celle de la rue Notre-Dame-de-Nazareth, entre Bonne Nouvelle et République, pour le mariage de ses cousins ou de son oncle Georges. Opérant un mouvement d’avancement vers les quartiers bourgeois, ceux de la norme, et un retour vers les espaces excentrés et inversés, le double cheminement spatial ancre le rapport ambivalent de Proust aux lieux parisiens. Il reste tiraillé entre deux univers opposés, que le couple parental avait essayé de gommer, entre les deux côtés, qui structureront la Recherche. On retrouve dans la polarité côté Swann, le juif, et côté Guermantes, l’aristocratie française, la polarité symbolique de Proust, que son rapport aux lieux vient exemplifier. Le Paris paternel, conventionnel, normé se conjugue au Paris maternel, excentré, marginal. Cette double culture, il la portera dans sa vie comme dans son œuvre, où le dédoublement spatial et psychique et la polyphonie sont structurels. Ce sont ces deux côtés qui vont fixer la représentation de Paris dans l’imaginaire personnel de l’auteur et dans l’imaginaire littéraire de la Recherche.
Synagogue de la Victoire - Scène extraite de « À la recherche du temps perdu » de Nina Companeez
Géographie de l’intime : une ville affective
Proust établit un rapport érotisé à l’espace, soit dans l’équivalence systématiquement établie entre le lieu et la femme, soit que l’ancrage du sujet dans l’espace prenne le sens d’un acte sexuel. Se met en place une géographie amoureuse et intime reconstruite par l’affect du héros. Dès Un amour de Swann, les rues parisiennes deviennent pour Charles Swann un lieu de la conquête amoureuse.
Le quartier des grands boulevards redessine les enfers de Swann, qui parcourt, hagard, les rues du 9e à la recherche d’Odette dans Un amour de Swann : « Odette n’était pas chez Prévost ; il voulut chercher dans tous les restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu’il visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher Rémi (le doge Lorédan de Rizzo) qu’il alla attendre ensuite – n’ayant rien trouvé lui-même – à l’endroit qu’il lui avait désigné (…) On commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché Eurydice (…) Swann se fit conduire dans les derniers restaurants ; c’est la seule hypothèse du bonheur qu’il avait envisagée avec calme ; il ne cachait plus maintenant son agitation (…)
Il poussa jusqu’à la maison Dorée, entra deux fois chez Tortoni et, sans l’avoir vue davantage, venait de ressortir du Café Anglais, marchant à grands pas, l’air hagard, pour rejoindre sa voiture qui l’attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait en sens contraire : c’était Odette ; elle lui expliqua plus tard que n’ayant pas trouvé de place chez Prévost, elle était allée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne l’avait pas découverte, et elle regagnait sa voiture. Elle s’attendait si peu à le voir qu’elle eut un mouvement d’effroi. Quant à lui, il avait couru Paris non parce qu’il croyait possible de la rejoindre, mais parce qu’il lui était trop cruel de renoncer »[1].
La présence d’Odette aux grands boulevards vient révéler la vraie nature de la femme aimée : il s’agit d’une cocotte. A cette époque, les restaurants des grands boulevards, comme la Maison Dorée et le café Anglais, étaient peu recommandables pour les femmes, bourgeoises ou aristocrates, et on y rencontrait des femmes de plaisir comme Odette.
Lieu de débauche, le territoire est alors reconfiguré selon la topologie dantesque et manichéenne du paradis et de l’enfer intérieurs et selon l’opposition biblique des villes saintes et des villes maudites. Tel Orphée cherchant Eurydice, Swann parcourt ce territoire souterrain des Enfers fantomatiques. Cet enfer parisien traduit celui de l’amour, de la perte, de la jalousie. Comme Albertine pour le héros, Odette est un être de fuite, qui échappe à Swann. Or selon la loi proustienne de la réversibilité des lieux, le Paris infernal se transforme en paradis érotique. En effet, l’errance de Swann se solde par la première union sexuelle des amants dans la voiture, signifiée par l’expression « faire catleya ». Ambivalents, les lieux parisiens sont réversibles. Proust dessine la polarité symbolique et axiologique d’une ville, renvoyant à Eros et Thanatos, l’amour et la mort.
À côté de ces lieux érotiques et ambivalents, les promenades solitaires à Paris pendant la guerre du Temps retrouvé sont liées au désir d’une femme et permettent d’enclencher l’intimité érotico-romanesque du héros : « la terre me paraissait plus agréable à habiter, la vie plus intéressante à parcourir depuis que je voyais les rues de Paris comme les rues de Balbec étaient fleuries de ces beautés inconnues que j’avais souvent cherché à faire surgir des bois de Méséglise, et dont chacune excitait un désir voluptueux qu’elle seule semblait capable d’assouvir[2] ». Dans cette promenade, l’exaltation physique se prolonge en exaltation libidinale. Le désir naît alors des mouvements de la promenade dans les rues parisiennes. On retrouve la rêverie baudelairienne d’ « À une passante » où chaque promenade du poète est l’occasion d’apercevoir et de désirer la femme fugitive. Proust reprend à Baudelaire le cadre de la rencontre amoureuse, Paris, mais aussi la topique de l’être de fuite. Paris est une ville profondément érotisée et sexualisée par le regard du héros-narrateur qui associe les lieux aux femmes.
Dans cette recomposition affective de l’espace réel, les lieux, vus du dedans, établissent une géographie de l’intime : Paris est moins un espace du dehors qu’une projection fantasmatique de l’intimité du personnage. Le Paris de Proust constitue un lieu vécu et un lieu d’introspection qui se modifie au gré des humeurs d’un héros arpenteur. Les lieux portent les traces du passé. Ainsi, une promenade au Bois ravive le souvenir d’Albertine après sa fuite, puis sa mort : « Tout en m’approchant du Bois, je me rappelais avec tristesse le retour d’Albertine venant me chercher du Trocadéro, car c’était la même journée mais sans Albertine (…) Je fredonnais des phrases de la sonate de Vinteuil. Je ne souffrais plus beaucoup de penser qu’Albertine me l’avait tant de fois jouée, car presque tous mes souvenirs d’elle étaient entrés dans ce second état chimique où ils ne causent plus d’anxieuse oppression au cœur mais de la douceur (…) Comme je suivais les allées séparées d’un sous-bois, tendues d’une gaze chaque jour amincie, je sentais le souvenir d’une promenade où Albertine était à côté de moi dans la voiture, où elle était rentrée avec moi, où je sentais qu’elle enveloppait ma vie, flotter maintenant autour de moi (…) ; je ne me contentais pas de les voir avec ces yeux de la mémoire ; ils m’intéressaient, me touchaient comme ces pages purement descriptives au milieu desquelles un artiste, pour les rendre plus complètes, introduit une fiction, tout un roman ; et cette nature prenait ainsi le seul charme de mélancolie qui pouvait aller jusqu’à mon cœur [3]»
Conjuguant le souvenir d’Albertine à la création à travers la figure des pages du livre, de la fiction, du roman, Proust superpose le réel, le souvenir érotique à la littérature. A travers l’image d’Albertine, pulsion créatrice et pulsion sexuelle sont associées grâce au motif du bois. Articulée sur le désir d’art, la promenade s’achève sur le fantasme du romanesque : échappée poétique, désir érotique, et désir d’écriture forment les nouveaux points cardinaux de cette promenade intime qui permet de déclencher une fiction seconde. Le héros se retrouve bien devant un livre ouvert, la scène réelle se transformant en scène de roman. L’aventure parisienne met donc en abîme le travail proustien de création et révèle comment le moi se fictionnalise et s’invente une intimité narrative grâce et à partir de l’espace.
Madeleine Lemaire
Une ville-livre
La dernière version de la promenade parisienne est celle du héros dans le Paris bombardé. La promenade proustienne enclenche la rêverie spatiale, érotique et romanesque du personnage qui se projette hors de l’espace référentiel. Ce Paris sous la guerre, c’est Pompéi et l’Orient, c’est-à-dire l’envers de la civilisation occidentale, la marge par rapport à la norme, l’étrangeté et l’ailleurs au sein du connu : « Tout en me rappelant ainsi la visite de Saint-Loup, j’avais marché, fait un trop long crochet ; j’étais presque au pont des Invalides (…) Je revins sur mes pas, mais une fois quitté le pont des Invalides, il ne faisait plus jour dans le ciel, il n’y avait même guère de lumière dans la ville, et butant ça et là contre des poubelles, prenant un chemin pour un autre, je me trouvai sans m’en douter, en suivant machinalement un dédale de rues obscures, arrivé sur les boulevards. Là l’impression d’Orient que je venais d’avoir se renouvela […] et parmi elles, des Africains en jupe-culotte rouge, des Hindous pour que de ce Paris où je me promenais je fisse tout une imaginaire cité exotique, dans un Orient à la fois minutieusement exact en ce qui concernait les costumes et la couleur des visages, arbitrairement chimérique en ce qui concernait le décor[4]… »
Gouvernée par le hasard et l’obscurité, l’errance nocturne du héros se fait onirique, déréalise progressivement le paysage urbain. La mention des Mille et Une Nuits, l’évocation très vénitienne du « lacis de rues noires », propices à l’égarement, sont les motifs récurrents de la chaîne fantasmatique et signifiante de la promenade. Placée sous le double signe de l’Apocalypse et des Mille et Une Nuits, la promenade parisienne transforme le héros en personnage de roman qui redécouvre « le vieil Orient de ces Mille et Une Nuits qu’ « [il avait] tant aimées » : « et me perdant peu à peu dans le lacis de ces rues noires, je pensais au calife Haroun Al Raschid en quête d’aventures dans les quartiers perdus de Bagdad 5].
À la fois berceau des possibles romanesques et des plaisirs sodomites, la nuit orientale métamorphose le personnage en héros de conte, en même temps qu’elle permet une exploration de son envers psychique. Transfiguré en héros oriental, en « étrange étranger » pris dans le double fantasme de l’ailleurs et du désancrage, de la marginalisation et de l’autre, le personnage est l’autre de lui-même : il s’est décentré d’abord géographiquement, puis intérieurement. Ce décentrement, cette étrangeté permet l’exploration des pulsions indicibles et conduit logiquement le héros à l’hôtel de passe de Jupien. Dans cette atmosphère nocturne d’inversion, la maison de passe devient un décor de conte. La scénographie sadomasochiste de Charlus (qui se fait fouetter par Maurice) fait alors l’objet d’une métaphore narrative : “[…] cette maison est tout autre chose, plus qu’une maison de fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en scène, reconstituée, visible. C’est un vrai pandemonium. « J’avais cru comme le calife des Mille et Une Nuits arriver à point au secours d’un homme qu’on frappait, et c’est un autre conte des Mille et Une Nuits que j’avais vu réalisé devant moi, celui où une femme, transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première[6] »
Il n’est question dans ce texte que de mise en scène, d’envers du décor, de métamorphose de soi – Charlus en chienne, le héros en calife. Le texte plonge littéralement dans l’autre scène, la scène psychique et inconsciente. La scène fantasmatique implique une mise en scène de soi et engendre une narration métamorphique : expression d’un désir indicible, proche de la folie, la vision est révélation et transformation de soi comme de l’autre. Or le texte achève de mêler intime et fiction dans le jeu de mot de Jupien, qui superpose la mention des Milles et Une Nuits à la traduction réelle de Proust du Sésame et les Lys : « il faisait allusion à une traduction de Sésame et les Lys de Ruskin que j’avais envoyée à M. de Charlus[7] ». Dans cet extrait qui transforme le personnage en héros de conte, et qui nécessite le détour par la fiction pour expliciter la jouissance de Charlus, Proust brouille expressément l’univers de la Recherche et l’univers réel. Cet élément autobiographique, qui surgit sur fond de romanesque, exhibe une autre scène, l’inconscient de l’auteur, l’autre de Charlus, et instaure définitivement le régime de la fiction vraie. Dans cette écriture nocturne qui déplace les lignes du vrai et du faux, le moi de l’auteur se déguise, se masque et ressurgit dans l’autoréférence littéraire à un travail de traduction, amenant le lecteur lui-même à traduire les enjeux psychiques de cette scène. Le terme miltonien de pandemonium, qui désigne la capitale de l’enfer, participe d’une véritable apocalypse, au sens premier de dévoilement : ce qui se révèle ici, derrière le masque fictionnel, ce sont les fantasmes d’un auteur masqué.
Associée au temps de l’inversion et à un Paris métamorphosé en ville orientale, la promenade proustienne participe d’une inversion de soi, le moi profond, marginal, prenant le dessus sur le moi social, comme d’une métamorphose de soi en écrivain, de l’intime en écriture. Au terme de la quête, le héros se retrouve bien devant un livre ouvert, une ville-livre, la scène réelle se transformant en scène de roman.
La représentation proustienne de Paris est profondément ambivalente : ville-capitale qui héberge symboliquement la norme et la convention, mais qui se peuple de lieux tabous, marginaux ; ville réversible où l’érotisme se mue en deuil, où la sensualité court le risque de la scène funèbre. Parce qu’elle est parcourue et vue par un héros arpenteur qui projette ses fantasmes, ses désirs, son monde intérieur sur le monde extérieur, Paris est moins une ville réelle, qu’une ville intime qui habite l’intériorité du personnage.
Revue par ce héros esthète, la ville est doublement transfigurée en territoire intime et en espace poétique et artiste. C’est parce que Paris devient une ville d’écriture, une ville-livre que Proust a contribué à faire de la capitale un lieu poétique et un centre de références autour duquel s’articule la littérature européenne et mondiale.
Sandra CHEILAN
© Sandra Cheilan 2015 © 9ème Histoire 2016
[1] Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1987, tome I, p.227-228
[2] Proust, Le Côté de Guermantes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1988, tome II, p.359
[3] Proust, Albertine disparue, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1989, tome IV, p.139
[4] Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1989, tome IV, p.342
[5] Proust, Albertine disparue, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1989, tome IV, p.388
[6] Proust, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1989, tome IV, p.411
[7] Ibid.
Dernière modification : 05/04/2016 • 09:00
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