Les Deux Madame Talma
© A. Boutillon – 2016 © 9ème Histoire
Julie Carreau Caroline Vanhove
LES DEUX MADAME TALMA
Le 19 avril 1791, en la paroisse Notre-Dame-de-Lorette, « François-Joseph Talma, bourgeois de Paris, domicilié rue Chantereine N° 20 », épousait « Louise-Julie Carreau, même rue, âgée de vingt-cinq ans» en présence de « François-Michel Talma, dentiste ». Le marié avait vingt-huit ans et la mariée trente-cinq, bien qu’elle se fût rajeunie de dix ans pour la circonstance. Quant au témoin, c’était le frère du tragédien ; il était lui aussi dentiste, tout comme, d’ailleurs, plusieurs autres membres de la famille Talma.
Julie Carreau (1756-1805) était née de père inconnu et elle avait été abandonnée très tôt par sa mère. A sept ans elle avait été tirée de la rue par un homme important, Pierre Gueullette de Maucroix, conseiller du roi en son Conseil des Indes ; celui-ci lui avait appris à lire et à écrire et lui avait enseigné les bonnes manières, avant de l’inscrire, deux ans plus tard, dans le corps de ballet de l’Opéra. Pour Julie c’était, outre un asile, une source de revenus, car elle recevait une gratification chaque fois qu’elle se produisait sur scène ; mais c’était aussi un marchepied pour gravir les échelons de la galanterie : en effet, les riches gentilshommes étaient friands de jeunes ballerines. C’est ainsi que le maréchal de Soubise la fit entrer en 1775 dans son sérail. (1)
L'hôtel de la rue Chanteraine
Après Soubise, il y en eut bien d’autres, et ces divers protecteurs lui permettront d’accumuler une coquette fortune, qu’elle investira dans l’immobilier ; en 1776 elle fait l’acquisition d’un hôtel rue de la Chaussée d’Antin, à l’emplacement du 42 actuel, celui-là même où « l’âme de Mirabeau s’exhala » le 2 avril 1791.
Fin 1781 elle achète à Pérard de Montreuil la maison de la rue Chantereine où l’avait installée le vicomte Joseph Alexandre de Ségur. Dans son hôtel de la rue Chantereine, Julie Carreau tient salon. C’est ainsi qu’en 1787 elle fait la connaissance d’un jeune acteur qui vient de faire ses débuts à la Comédie Française, François-Joseph Talma (1763-1826) ; il a un physique de séducteur, avec ses lèvres pleines et ses yeux bleu sombre sous des cheveux noirs bouclés et elle est aussitôt séduite. Elle va alors quitter Ségur, dont elle s’est lassée au bout de dix ans, et entamer une liaison avec le beau Talma.
Talma jeune
En 1790 les amants décident de régulariser leur situation. L’année précédente, Talma a été reçu sociétaire du Français et il est déjà l’idole du public. Il voudrait que le mariage ait lieu à Saint-Sulpice, mais le curé de cette église, l’abbé de Pancemont, refuse de publier les bans, car l’acteur s’obstine à faire état de sa qualité de comédien, profession « aux mœurs infâmes », dont les membres ne pouvaient accéder aux sacrements.
Étant donné qu’à l’époque le « contrat civil » n’avait pas encore été institué (2), les fiancés perdront de longs mois avant que le vicaire desservant Notre-Dame-de-Lorette, M. Lapipe, ne consente à les marier, et seulement parce que l’acteur avait finalement accepté de solliciter la bénédiction nuptiale en tant que bourgeois de Paris et non plus en tant que comédien. Entre temps, Julie, qui était enceinte, était presque arrivée à son terme : douze jours après la cérémonie, le 30 avril, elle accouchait de jumeaux.
Du temps où elle dansait, Julie Carreau s’était produite dans le ballet du Castor et Pollux de Rameau. Talma, de son côté, avait été, en 1789, Charles IX dans la pièce du même nom de Joseph-Marie Chénier et il venait d’inaugurer, trois jours plus tôt, le Théâtre de la République (3) dans le rôle principal de l’Henri VIII du même Chénier. Quoi de plus naturel, alors, que les bébés, qui sont baptisés dès le lendemain de leur naissance à Notre-Dame-de-Lorette, reçoivent les prénoms de Henri-Castor et Charles-Pollux ? Les Talma auront par la suite un autre enfant, répondant au prénom de Tell, qui décédera le 31 mai 1794. (4)
C’est à cette époque-là que Talma fait la connaissance de celle qui deviendra sa seconde épouse. Charlotte, dite Caroline, Vanhove (1771-1860), était fille de deux acteurs, Charles-Joseph Vanhove et Andrée Coche. Après avoir joué pendant quelques années des rôles d’enfant, elle entre à la Comédie Française à quatorze ans et, dès l’année suivante, elle est reçue sociétaire. C’est aussi en 1786 que cette jolie blonde épouse un musicien de l’orchestre, Louis-Sébastien Olympe Petit. C’est donc sous le nom de Mme Petit que Charlotte se fait connaître au théâtre.
Après la scission survenue au sein de la Comédie Française en 1791, les comédiens restés fidèles à la monarchie avaient continué à se produire au théâtre de l’Odéon. Dans la nuit du 2 septembre 1793, ils sont arrêtés, car la pièce qu’ils jouent alors, Pamela, ou la Vertu récompensée, de Samuel Richardson, est jugée séditieuse. Charlotte passera cinq mois en prison et ne sera libérée qu’à la condition qu’elle accepte de rejoindre le Théâtre de la République, rue de la Loi, ce qu’elle fera, de mauvais gré, certes, mais on ne lui avait pas laissé de choix. Elle n’aura pas à le regretter, cependant, car elle et Talma vont se plaire et entamer une relation amoureuse.
Charlotte a divorcé de M. Petit en 1794, mais ce n’est qu’en 1801 que sera prononcé, « sur leur demande mutuelle faite à haute voix », le divorce de Talma et Julie, que son mari a presque ruinée par ses dépenses somptuaires, à tel point qu’elle est obligée de mettre en location sa maison de la rue Chantereine : elle la loue en 1795 à la veuve du vicomte de Beauharnais, avant de la vendre, trois ans plus tard, le 11 germinal, an VI, au général Bonaparte. Elle déménage alors rue de Matignon, dans un hôtel qu’elle va partager avec Sophie de Condorcet. C’est là qu’elle fera la connaissance de Benjamin Constant, avec qui elle entretiendra une relation épistolaire.
C’est donc en tant que Citoyenne Vanhove que Charlotte va créer, le 14 décembre1899, au Théâtre Français, qui vient de se reconstituer au Palais Royal, le rôle difficile de Jules, le jeune sourd-muet dans L’Abbé de l’Epée de Jean-Nicolas Bouilly (5). Après son mariage avec François-Joseph, le 16 juin 1802, c’est sous le nom de Mme Talma qu’elle deviendra l’une des actrices les plus célèbres de son époque.
Charlotte Lady Clara
En 1808, l’élite de la troupe du Français avait été appelée à jouer à Erfurt devant Napoléon et un parterre de rois. Les époux Talma seront bien sûr de la partie, mais Charlotte déplaira à l’empereur : l’actrice avait, de l’avis de tous, une voix émouvante, mais il semble qu’elle ait voulu forcer la note, et le ton avait fini par prendre des accents plaintifs, ce qui allait agacer Napoléon ; l’empereur dira à Talma : « Je suis content de vous, mais votre femme me déplaît ; dites-lui de ne plus reparaître dans la tragédie ». Cette critique venant d’aussi haut ne semble pas l’avoir affectée, elle en retire au contraire une certaine fierté ; mais plus tard des luttes intestines au sein de la Comédie Française, ainsi qu’une affection du larynx, la pousseront à quitter la scène ; l’autorisation de prendre sa retraite lui sera accordée en 1816.
Comme son couple bat de l’aile, elle va se retirer dans la propriété qu’elle et son père ont achetée à Brunoy, dans l’Essonne, où elle se consacrera à l’écriture : Études sur l’art théâtral, Particularités sur la vie intime de Talma, des Anecdotes sur sa carrière dramatique, ainsi qu’un roman, quelques comédies et des « mélanges ». Elle reviendra occasionnellement rue de la Tour-des-Dames.
La maison de Talma rue de la tour des dames
Une des causes de la mésentente entre les époux c’est que Talma, on l’a vu, a des goûts dispendieux et il accumule les dettes. En outre, c’est un homme à femmes, qui collectionne les maîtresses. La dernière en date, Madeleine-Jacqueline Bazile lui donnera trois enfants et il imposera ce second ménage à Charlotte. Celle-ci voudrait divorcer, mais, sous l’Empire, c’est devenu beaucoup plus difficile aux femmes de retrouver leur liberté. Elle restera donc mariée à Talma jusqu’au bout et l’assistera dans ses dernières heures (6). Le Journal de la Belgique du 24 octobre 1826 rapporte qu’elle a annoncé sa résolution de se charger de l’éducation et de l’avenir des fils de l’acteur, Alphonse-Alexandre et Louis, honorant ainsi la mémoire de « l’excellent homme dont elle porte le nom ».
Charlotte se remariera en 1828 avec le comte de Chalot, qui la laissera veuve à nouveau assez rapidement après leur mariage. Elle lui survivra de longues années, en bonne santé, semble-t-il, puisqu’à quatre-vingt-sept ans on la voyait encore aux premières de la Comédie Française. Elle s’éteindra trois ans plus tard, en 1860, dans sa maison de la rue de Bagneux (7), dans le quartier du Luxembourg.
Aline BOUTILLON
Notes
(1) « La Maison de Julie et Joséphine », Jean-Luc Herrenschmidt, cité part Bernard Vassor, « Autour du Père Tanguy ».
(2) La loi sur l’état civil ne sera votée que le 20 septembre 1792.
(3) Il s’agit du théâtre construit par Victor Louis rue de Richelieu (c’est en 1793 qu’elle sera baptisée rue de la Loi), sur le côté du Palais Royal, où Talma, accompagné de quelques autres acteurs, après avoir été expulsé de la troupe de la Comédie Française à cause de ses prises de position en faveur de la Révolution, avait pris ses quartiers. La Comédie Française s’y reconstituera en 1799.
(4) Ce ne sont pas les seuls enfants qu’ait eus Julie : selon Bernard Chevalier dans son article sur l’Hôtel Bonaparte, elle en a eu trois au temps de sa vie de courtisane, dont un, en 1781, avec le vicomte de Ségur, prénommé Alexandre Félix, et qui sera reconnu par son père.
(5) L’Abbé de l’Epée était incarné par Monvel, le père de Mlle Mars, qui figurait aussi au générique, dans le rôle d’une jeune fille de dix-huit ans, Clémence ; onze ans plus tard, Mlle Mars sera elle-même Jules quand la pièce sera reprise en 1810.
(6) Notice sur Talma dédiée à la Comédie Française, Adolphe Laugier, 1827.
(7) Devenue en 1935 la rue Jean-Ferrandi.
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Dernière modification : 14/05/2016 • 09:00
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