Jazz dans le 9e - I
Présence du jazz dans le 9e (1918-1945)
Une indispensable réévaluation
Par Philippe BAUDOIN
PREMIÈRE PARTIE
Napoléon 1er : « Si je n’avais pas vendu la Louisiane pour une bouchée de pain aux Américains en 1803, on aurait eu Louis Armstrong à la place de Tino Rossi ! »
Victor Hugo : « Mais on l’a eu, mon pote, et à Montmartre encore ! »
« La Véridique Histoire de France racontée aux poulbots » (15e édition illustrée)
Dans l’immédiat après-guerre, la grande, celle de 1914-18, la faune artistique autour de Pigalle va changer ; les peintres, poètes, écrivains, musiciens, actrices et lorettes entretenues par de riches protecteurs, vont céder progressivement la place à une autre catégorie d’artistes : les pourvoyeurs de musiques populaires de toutes provenances : Français, Cubains, Argentins, Tziganes, Manouches, Gitans, Antillais, ou Noirs américains. Ils jouent des styles musicaux variés que l’on devine d’après leurs passeports (tango, musique tzigane, fox-trot, jazz, biguine, rumba). Curieusement, le musette, seule musique typiquement parisienne, y sera moins représenté, exotisme oblige. Dans cette bataille pacifique entre ces sonorités plus ou moins harmonieuses, le jazz va bientôt l’emporter.
Après l’influence de l’art nègre d’origine africaine sur les peintres fauves et cubistes d’avant-guerre, viennent les petits-fils d’esclaves américains qui vont se battre courageusement en France contre les Allemands. Avec leurs fanfares (dont celle de James Reese Europe, la plus connue), les régiments noirs font entendre un jazz embryonnaire certes, mais les sons bizarres des cuivres et les rythmes syncopés vont méduser plus d’un auditeur. Au reste, les Français apprécient la décontraction des Noirs américains, leur gentillesse, leur manière de danser spontanée et la vitalité joyeuse de ce jazz naissant ; et souvent au détriment des Américains blancs qu’ils ont vu bien des fois mépriser ou maltraiter leurs compatriotes de couleur. Les Noirs américains seront donc nombreux dans le jazz au sein du 9e.
En France, dans les années 1920, par un glissement sémantique surprenant, un ‘jazz’ (voire un ‘jazz band’) ne désigne pas vraiment la musique mais plutôt la batterie. Par la suite le mot ‘jazz’ représente l’ensemble de l’orchestre par contraction de jazz-band. De surcroît, jusque vers la moitié des années 1920, cette chose que l’on appelle ‘jazz’ s’applique soit à une ébauche de cette musique, pas encore réellement swinguante, jouée par des musiciens newyorkais plutôt noirs qui improvisent peu, soit, malheureusement, à une caricature bruyante et vulgaire de cette discipline par des musiciens incompétents tirant profit de la mode du nom d’une musique que peu de gens peuvent encore définir ou comprendre. Avant 1925, seul un musicien néo-orléanais génial ayant joué à Paris peut se targuer du titre de jazzman à part entière : il s’agit de Sidney Bechet*. Exemple de ces ambiguïtés constantes : une célèbre revue du Casino de Paris de 1920 s’appelle « Paris qui Jazz » et pourtant on n’y entend pas une seule note de jazz !
Beaucoup d’Américains en quête d’amusement fuient la Prohibition (1920-1933) et profitent de la faiblesse du franc pour venir faire la fête à Paris, les plus riches d’entre eux s’établissant quelque temps dans la capitale. Dans le quartier de Pigalle, les clubs et dancings ouvrent en nombre, changeant plusieurs fois de nom et de propriétaires, fermant, réapparaissant une rue plus loin, à tel point qu’il est aujourd’hui très difficile de ne pas s’y perdre.
L’importance réelle du jazz à Pigalle et dans tout le 9e a été largement sous-évaluée, éclipsée par la période de Saint-Germain-des-Prés après 1945, pendant laquelle le jazz s’est mêlé étroitement à la chanson rive gauche et à la littérature existentialiste, cette trilogie fertile ayant fait couler beaucoup d’encre ; nettement plus que l’autre trilogie antérieure jazz–surréalisme–chanson montmartroise, aux liens sans doute plus distendus.
Nous avons recensé près de 300 lieux où l’on a pu entendre du jazz dans le 9e. Mais, contrairement à Saint-Germain-des-Prés ou au Quartier Latin après 1945, il n’y avait pas encore de clubs consacrés uniquement à cette musique entre les deux guerres. Sa présence était ponctuelle, au milieu d’autres musiques à la mode (citées plus haut), même si dans les années 1920 le jazz tenait le haut du pavé. Dans les dancings alternaient presque toujours un orchestre de tango et un orchestre de jazz et les musiciens cubains, antillais et les jazzmen noirs se remplaçaient mutuellement dans leurs orchestres respectifs.
Dans les environs de Pigalle, on le sait, ont habité plus ou moins longtemps de grands compositeurs comme Chopin, Bizet, Berlioz, Satie, Debussy, Ravel, Milhaud, pour ne citer que les plus connus. Parmi ceux d’entre eux qui vivaient encore dans les années 1920, certains furent sensibles au jazz et n’ont pas hésité à franchir les portes des cabarets de leur quartier et succomber aux charmes de cette musique nouvelle. En retour, les grands jazzmen, notamment les pianistes, ont souvent été influencés harmoniquement par quelques-uns de ces grands maîtres : Chopin, Debussy, Satie ou Ravel. On sait aussi qu’Adolphe Sax a habité longtemps le quartier Pigalle et y a inventé et construit la belle famille des saxophones, ce qui lui a valu les pires humiliations. On se dit combien il est dommage qu’il n’ait pu rencontrer [1] ceux qui vont enfin comprendre les potentialités de cet instrument mieux que quiconque : les jazzmen et surtout les trois immenses précurseurs Sidney Bechet* (au soprano), Benny Carter (à l’alto) et Coleman Hawkins (au ténor), qui fréquentèrent beaucoup Pigalle entre les deux guerres.
Vue d’ensemble des lieux de jazz dans le 9e
Le 9e arrondissement peut se découper en quatre quartiers : Nord-Ouest (NO), Nord-Est (NE), Sud-Ouest (SO), Sud-Est (SE). Toutes les adresses sans indication d’arrondissement sont dans le Nord-Ouest du 9e. Celles qui se trouvent dans les trois autres quartiers sont suivies entre parenthèses du chiffre 9 et des initiales NE ou SO ou SE. Exemple : (9NE) signifie (9e Nord-Est).
Pour des raisons de place, seule la carte du Nord-Ouest figure en fin d’article (cf. seconde partie) , car ce quartier va être l’épicentre du jazz dans l’arrondissement, plus précisément l’intérieur d’un quadrilatère délimité en haut par la place Blanche et la place Pigalle et sur les côtés par la rue Blanche et la rue Pigalle. Les deux artères les plus importantes sont les rues Pigalle et Fontaine.
Les personnes dont le nom est suivi d’un astérisque * ont une entrée à leur nom dans le courant du texte.
Personnalités diverses des nuits de Pigalle
Si de nombreux clubs, cabarets, bars, restaurants, music-halls ont accueilli le jazz dans leurs locaux, c’est grâce à la volonté de certains patrons de clubs, gérants, hôtesses, managers, directeurs artistiques, animateurs, appelez-les comme vous voulez. Il se trouve qu’une majorité d’entre eux (ou elles) furent aussi des artistes, avec une proportion étonnante de femmes noires américaines au talent incontestable. Commençons donc par celles et ceux qui ont dirigé ces clubs ou les ont animés en engageant des jazzmen et rendons hommage en premier au plus ancien à avoir foulé le sol français.
Eugene Bullard (1895-1961). Ce personnage de roman, parti de sa Géorgie natale à huit ans, rêve déjà d’aller en France. Après avoir été jockey, il embarque pour le Royaume-Uni, où il va devenir boxeur. En 1913, il dispute un match de boxe à l’Élysée Montmartre à Paris (18e). Il décide de rester dans notre capitale, ayant enfin atteint son rêve d’enfant. En 1914 il se vieillit d’un an pour pouvoir s’engager dans la Légion étrangère. Grièvement blessé à Verdun en 1916, il reçoit la croix de guerre. À peine remis de ses blessures, il obtient son transfert dans l’Armée de l’air et la fameuse escadrille La Fayette, devenant le premier pilote de chasse noir américain. Il fait à nouveau preuve de bravoure, ce qui n’est pas du goût de tous les Américains quand ils entrent en guerre, puisqu’ils vont empêcher ce héros de devenir officier à cause de la couleur de sa peau. Réaffecté dans l’infanterie et une dizaine de médailles plus tard, il se fixe à Paris à la fin de la guerre. C’est dire s’il a déjà un passé aventureux et prestigieux quand il devient une figure centrale de Pigalle dans les années 1920. Il apprend la batterie avec Louis Mitchell*, entre dans l’orchestre du club Zelli’s* dont il devient le directeur artistique. Devenu manager du Grand Duc en 1924, il y accueille Bricktop* qui va bientôt devenir la reine des nuits de Pigalle. En 1930, il s’occupe du Music Box, 41 rue Pigalle et travaille aussi au Gaity Club, 25 rue Fontaine. En 1932 il ouvre le bar L’Escadrille, 15 rue Fontaine, qu’il revend fin 1938 et s’offre aussi un gymnase, le Bullard’s Athletic Club, 15 rue Mansart où viendra s’entraîner Louis Armstrong* en 1934. Il se réengage pendant la 2e guerre, est à nouveau plusieurs fois blessé. En 1940, il rentre aux États-Unis où il sera encore souvent victime du racisme. Il reviendra en Europe comme interprète du trompettiste Louis Armstrong* pour l’une de ses tournées et recevra, un an avant son décès, l’accolade du Général de Gaulle en 1960 à New York.
Joe Zelli (1889-1971). Né à Rome, cet italo-américain un peu louche vient de New York à Londres, puis à Tours pendant la guerre. À Paris, vers 1918, il possède un premier club 17 rue Caumartin (9SO). En 1921 ou 1922, il ouvre Le Zelli’s (ou Royal Box) au 16 bis rue Fontaine. Le club s’étend sur deux étages à partir du sous-sol où se situent l’orchestre et la piste de danse. À l’étage on trouve un pourtour de balcons abritant de petites loges, les Royal Boxes, qui surplombent la piste de danse. Chaque table est dotée d’un téléphone qui permet de communiquer avec les personnes assises aux autres tables. Le club ouvrait à minuit jusqu’à l’aube et accueillait les riches clients (américains, italiens, argentins, etc.) achevant leur ‘tournée des Grands Ducs’. Eugene Bullard* devient vite le directeur artistique de l’endroit et le batteur attitré de l’un des orchestres maison. Y ont joué notamment les jazzmen Glover Campton, Crickett Smith, Big Boy Goudie et Junie Cobb.
Des gens célèbres ont fréquenté ce club : Cole Porter, Louise Brooks, Ernest Hemingway, Scott Fitzgerald et les écrivains surréalistes Louis Aragon, Michel Leiris, René Crevel, Jacques Baron. En 1932, Le Zelli’s devient le cabaret Chez les Nudistes puis Le Paradise de 1939 à 1955. Heureusement, il nous reste deux documents exceptionnels filmés en 1929 à l’intérieur du club : l’un, sonore, nous montre Joe Zelli s’adressant à ses clients et des couples dansant au son de l’orchestre maison. Dans l’autre, muet, surgissent le trompettiste Crickett Smith et le légendaire Eugene Bullard*, déchaîné à la batterie.
Cinq grandes animatrices afro-américaines à Pigalle [2]
Florence Embry Jones, Bricktop, Joséphine Baker, Adelaide Hall : toutes ces artistes-animatrices eurent beaucoup d’impact sur le développement du jazz dans le quartier, en s’occupant activement d’un bon nombre de clubs avec succès. Pour compléter le tableau on y ajoutera Alberta Hunter même si son activité d’animatrice fut plus courte.
Florence Embry Jones (1892-1932). Cette chanteuse est la première femme afro-américaine à rencontrer le succès à Paris. En 1921, avec son mari le pianiste Palmer Jones, elle se produit au Sans-Souci, 17 rue Caumartin (9SO). Puis les Jones font l’ouverture du Grand Duc, 52 rue Pigalle, le 1er février 1924, dont Florence sera l’hôtesse. Bientôt remplacée par Bricktop*, Florence quitte le Grand Duc, engagé par Louis Mitchell* au 35 rue Pigalle dans son club Le Mitchell’s qu’il va renommer Chez Florence en son honneur. Mitchell* ouvre ensuite un autre Florence 61 rue Blanche. Elle repart à New York en novembre 1927.
Bricktop (ou Brick Top) (1894-1984). De son vrai nom Ada Beatrice Queen Victoria Louise Virginia Smith (!) (ou plus simplement Ada Smith), Bricktop est la figure la plus emblématique des nuits de Pigalle entre 1924 et 1939, réussissant à attirer les clients les plus célèbres et les plus riches dans ses clubs successifs. Dès 16 ans, elle danse et chante dans le vaudeville aux États-Unis. En mai 1924, elle est engagée par Gene Bullard* comme hôtesse et chanteuse au Grand Duc, 52 rue Pigalle, pour remplacer Florence Embry Jones* [3]. Ses clubs successifs deviendront la coqueluche des intellectuels, de la haute bourgeoisie, de la noblesse et des artistes les plus en vue. Jugez-en : Zelda et Scott Fitzgerald, Ernest Hemingway, l’Aga Khan, le prince de Galles, le compositeur parolier Cole Porter*, le chanteur Paul Robeson. Fred Astaire, Elsa Maxwell, Picasso, Man Ray et Kiki de Montparnasse. Elle va chaperonner la jeune Joséphine Baker* à son arrivée à Paris en 1925 et se marier en 1929 avec le saxophoniste néo-orléanais Peter Du Congé.
La chanteuse-diseuse anglaise Mabel Mercer va se produire plusieurs années dans les clubs tenus par Bricktop. Cette dernière habite au 36 rue Pigalle à l’automne 1924, puis au 47 avenue Trudaine (9NE).
Bricktop a tenu six établissements différents à Pigalle (9NO) : Le Grand Duc à partir de 1924, 52 rue Pigalle ; Le Music Box, 41 rue Pigalle en novembre 1924 pour quelques mois avant de revenir au Grand Duc ; Le Bricktop (fin 1929), rue Pigalle ; Le Bricktop’s (Monico), en novembre 1931, 66 rue Pigalle, jusqu’à fin octobre 1934. Entretemps, elle ouvre un troisième Bricktop, 73 rue Pigalle, le 26 mai 1934. En 1939, Bricktop part pour New York. On ne la reverra à Paris qu’en mai 1950 quand elle tente d’ouvrir un quatrième Bricktop, à l’emplacement du Melody’s Bar, 26 rue Fontaine, avec l’orchestre de Willie Lewis. Mais à Noël elle quitte définitivement Paris pour ouvrir un club à Rome. En 1937, Reinhardt et Grappelli lui dédient leur composition Brick Top qu’ils enregistreront plusieurs fois avec le Quintette du HCF. En 1983, Bricktop publie son autobiographie, moins d’un an avant sa mort.
Joséphine Baker (1906-1975) fut une autre animatrice de club à Pigalle, une occupation largement éclipsée par ses autres activités artistiques.
Si Joséphine n’est pas à proprement parler une chanteuse de jazz, quand elle danse, le swing se manifeste dans le moindre de ses mouvements, le plus souvent improvisés.
Quand son livre de mémoires sort en juillet 1927, aux éditions KRA, 6 rue Blanche, elle n’a que 21 ans ! L’ouvrage est rehaussé de 30 dessins de Paul Colin. On y apprend que les girls de la « Revue Nègre » résidaient en 1925 dans un hôtel de la rue Henri Monnier, qu’elle a habité un temps rue Fromentin et qu’elle a dansé à l’Abbaye de Thélème, 1 place Pigalle. Dans la célébrissime « Revue Nègre » de 1925, qui l’a consacrée vedette, se produisait Sidney Bechet* et l’orchestre de Claude Hopkins.
Début 1926, la ‘Perle noire’ joue dans la revue « La Folie du jour » aux Folies Bergère, 32 rue Richer (9SE). C’est dans ce spectacle et non pas dans la « Revue Nègre », comme on l’a souvent écrit, qu’elle porte pour la première fois sa fameuse ceinture de bananes. On retrouve l’artiste l’année suivante au même endroit dans « Un vent de folie » et à nouveau en 1936 et 1949.
Dans ses mémoires, elle nous donne aussi la date d’ouverture, le 14 décembre 1926, de ce qu’elle appelle son ‘bistro’ : Chez Joséphine Baker, au 40 rue Fontaine, jouxtant la future Cabane Cubaine au 42, qui n’ouvre qu’en 1932-33. Dans son club on peut rencontrer, entre autres, Georges Auric, Robert Desnos, René Clair et Colette. Les clients s’y pressent surtout pour la voir arriver vers minuit après ses spectacles parisiens.
Le Casino de Paris, 16 rue de Clichy, fief de Mistinguett et Maurice Chevalier, lui fait cependant une place de choix en 1930, 1932 et 1939.
Adelaide Hall (1901-1993). Cette très séduisante chanteuse et danseuse rencontre un succès considérable dans la revue noire de Lew Leslie « Blackbirds » qui se produit en juin 1929 au Moulin Rouge, place Blanche (18e). L’affiche est encore une fois de Paul Colin. Adelaide a un tel succès qu’on la voit comme une redoutable concurrente de Joséphine Baker*. La troupe est logée à l’Hôtel du Mont Joli, 8 rue Fromentin et s’égaye après le spectacle dans les clubs alentour, rue Fontaine et rue Pigalle, spécialement chez Bricktop*.
Adelaide revient à Paris sept ans plus tard en 1936, retrouve l’Hôtel du Mont Joli, se produit à l’Alhambra (11e). Elle et son mari Bert Hicks décident de s’installer à Paris et achètent un appartement rue Lepic (18e) qu’ils habiteront trois ans. Bert Hicks ouvre un club, Le Big Apple (la grosse pomme) au 73 rue Pigalle (à l’emplacement du troisième Bricktop’s* qui venait de fermer). Remis à neuf, l’établissement fonctionnera avec un grand succès du 9 décembre 1937 au 10 décembre 1938, à l’approche de la guerre. Parmi les clients on pouvait remarquer le duc et la duchesse de Windsor, Maurice Chevalier, grand ami d’Adelaide, Le boxeur Al Brown, Charles Boyer, Barbara Hutton, Lucienne Boyer et bien d’autres personnalités.
En 1939, Adelaide Hall et son mari quittent Paris pour s’établir en Angleterre.
Alberta Hunter (1895-1984). Cette excellente chanteuse de blues et de jazz des années 1920, enregistre, accompagnée par Louis Armstrong* et Sidney Bechet* en 1924. En 1915, elle avait déjà rencontré Bricktop* à Chicago. Selon ses dires, c’est elle, et non Bricktop*, qui aurait dû venir à Pigalle animer le Grand Duc en 1924 (voir note de bas de page n° 3). En août 1927, elle est à Paris et s’installe à l’Hôtel de Paris 55 rue Pigalle où vit alors Caterina Jarboro, première chanteuse noire à se produire sur une scène d’opéra aux USA. Dans sa biographie, il est dit qu’elle anime quelque temps Le Florence, 61 rue Blanche, fin 1927. Revenue en mars 1929, elle fait l’ouverture du Cotton Club, 6 rue Fontaine, qui ferme peu de temps après. En avril ou mai elle chante quelques semaines à nouveau au Florence, et repart à New York le 22 mai.
En mai 1933, elle chante au Fred Payne’s Bar, 14 rue Pigalle. Elle est ensuite engagée en octobre dans la revue « Vive Paris ! » du Casino de Paris. Elle revient en juin 1935 se produire à nouveau chez Fred Payne et retrouve l’Hôtel de Paris. Elle retournera chez Fred Payne plusieurs fois, notamment quelques mois en 1938, avant de repartir définitivement pour New York en octobre.
Un musicien et patron de clubs incontournable
Louis Mitchell (1885-1957) est très important dans le 9e à la fois comme batteur, chef d’orchestre et comme patron de plusieurs établissements. Et plus généralement, il fait partie des tout premiers Afro-Américains qui ont fait découvrir les prémices du jazz aux Parisiens.
Les Seven Spades de Louis Mitchell sont à Paris fin 1917. Après avoir joué deux mois à L’Alhambra (11e), on les trouve à L’Olympia, 28 boulevard des Capucines (9SO) début 1918, puis pendant l’entracte de la revue « Ramasse-les donc ! » au Théâtre Caumartin, 25 rue Caumartin (9SO). Les Mitchell’s Jazz Kings commencent alors milieu 1918 un séjour de cinq ans au Casino de Paris et au bar restaurant situé au dessus du Casino, Le Perroquet, que Mitchell inaugure en mai 1921. On pourra entendre souvent l’orchestre tout à côté, au 20 rue de Clichy, au bal de L’Apollo, dont Mitchell fait l’ouverture en juillet 1919.
Avec ses Mitchell Jazz Kings, le batteur grave les premiers enregistrements historiques de proto-jazz fait en France de décembre 1921 à mai 1923, au total cinquante-deux faces pour Pathé.
Mitchell gagnait beaucoup d’argent mais dilapida une bonne partie de sa fortune au jeu. Les époux Mitchell ont résidé au 69 rue de Clichy avant d’habiter Saint-Cloud.
Fin 1923, Mitchell cesse progressivement de jouer pour se consacrer à sa nouvelle occupation de patron de plusieurs clubs, tous dans le Nord-Ouest du 9e. En voici une liste :
1. Le 22 novembre 1923 Mitchell, après avoir gagné une grosse somme aux dés, ouvre son premier club qu’il nomme Chez Mitchell mais qui devient vite Le Grand Duc au 52 rue Pigalle, tenu par Florence Embry Jones*, puis Bricktop*.
2. Ensuite, il ouvre le Mitchell’s 35 rue Pigalle, qu’il va rebaptiser Chez Florence quand Florence Embry Jones* l’anime.
3. En novembre 1924, Louis Mitchell ouvre Le Music Box au 41 rue Pigalle, avec Bricktop* comme animatrice.
4. Début 1925, il ouvre un nouveau Mitchell’s au 61 rue Blanche, encore avec Florence Embry Jones*.
5. Le 23 avril 1928, il rebaptise le club du 61 rue Blanche, Le Florence.
6. Toujours en 1928, il s’offre le restaurant Quick Lunch, 36 rue Pigalle.
7. Vers 1929 il ouvre Le Plantation (ancien Capitol), 58 rue Notre-Dame-de-Lorette et y produit des spectacles.
8. En 1930, il tient le bar L’Esperanto, 16 rue Frochot. Il repart aux États-Unis le 4 octobre 1930.
Les jazzmen américains d’importance
Sidney Bechet (1897-1959), né à La Nouvelle-Orléans, clarinettiste, saxo-sopraniste et compositeur est l’un des premiers grands improvisateurs de jazz et ce personnage charismatique et fantasque mérite une place de choix dans le 9e arrondissement. Il vient à Londres avec le Southern Syncopated Orchestra de Will Marion Cook en juin 1919. Début 1920 il se produit pour quelques mois à Paris, avec les Jazz Kings du batteur Benny Peyton à L’Apollo, 20 rue de Clichy. Il s’y produira à nouveau beaucoup plus tard, en 1950. En 1925, il fait partie de la « Revue Nègre » qui consacre Joséphine Baker*. Il en profite pour trouver des engagements dans des clubs de Pigalle après le spectacle. En 1928, il joue brièvement chez Bricktop*, y remplaçant le saxophoniste Big Boy Goudie, puis au Florence, 61 rue Blanche. Il habite alors au 39 rue de La Rochefoucauld.
Au matin du 20 décembre 1928, Bechet et le banjoïste ‘Little Mike’ McKendrick, voulant sans doute hisser Pigalle au niveau de Chicago, vident une querelle à coup de revolvers devant le 1 rue Fontaine. Ils s’en sortent sans une égratignure, mais quelques passants sont blessés, dont le pianiste Glover Compton. Eugene Bullard* et Louis Aragon viendront témoigner en faveur de Bechet à son procès. Après un peu moins d’un an de prison, Sidney est extradé. Cependant il reviendra par la grande porte en 1949, pour jouer au premier ‘Festival International du jazz’, salle Pleyel (8e) du 8 au 15 mai. Il deviendra une immense vedette après s’être installé à Paris en 1950. Il joue beaucoup à Saint-Germain-des Prés, où l’épicentre du jazz s’est déplacé depuis la fin de la guerre. Néanmoins on pourra l’entendre encore dans le 9e, car à partir de février 1954, Bechet se produit une petite dizaine de fois à L’Olympia (9SO) où son concert du 19 octobre 1955 est mémorable : pour fêter son disque d’or (un million d’exemplaires vendus) il y donne un concert gratuit qui sera enregistré. C’est l’émeute, la salle est bourrée à craquer (5.000 personnes au lieu des 2.000 autorisées), des centaines de personnes n’ont pu entrer. Ambiance électrique à l’intérieur, on casse des sièges, mais, avec sa fougue et son lyrisme habituels, le vieux maître fait un triomphe. Il décède en 1959, le jour de son anniversaire.
Louis Armstrong (1901-1971). Né comme Bechet* à La Nouvelle-Orléans, ce trompettiste et chanteur est l’un des grands génies du jazz. En provenance de Londres, il vient à Paris en octobre 1932 pour une semaine, en touriste avec sa compagne Alpha et réside au Grand Hôtel, 2 rue Scribe (9SO). En 1934, à la fin d’une longue tournée européenne, épuisé, les lèvres en compote, il doit s’arrêter de jouer sur ordre de son médecin. Il vient se reposer à Paris en août pour quelques mois et réside à l’Hôtel Alba, impasse de la Tour d’Auvergne (9NE), au 34 ter de la rue du même nom. Charles Delaunay* raconte : « Louis menait la vie paisible et bourgeoise d’un retraité : lever vers midi, culture physique en fin d’après-midi (salle Bullard)*, rue Mansart, où s’entrainaient tous les boxeurs américains de passage), dîner entre amis, suivi d’un spectacle ou d’une soirée chez Bricktop*. »
En attendant que Louis recouvre ses lèvres d’acier, le saxophoniste néo-orléanais Peter Du Congé (mari de Bricktop*) va réunir un orchestre de Noirs américains et d’Antillais en vue d’enregistrements à Paris (7 novembre), de concerts salle Pleyel (8e) (9 et 10 novembre) puis d’une tournée européenne. Pour préparer ses concerts et enregistrements parisiens, Louis répéte en octobre-novembre au studio Wacker, 67-69 rue de Douai, qui deviendra en 1974 le Conservatoire Municipal du 9e arrondissement [4].
Album de disques 78 tours de Louis Armstrong enregistré à Paris en 1934 Publicité Selmer pour Louis Armstrong - 1934.
À la première de ses concerts parisiens, on peut rencontrer Darius Milhaud, Henri Sauguet, et sans doute Jean Wiener et Georges Auric. À la fin du concert, Armstrong invite Hugues Panassié* à prolonger la nuit à Pigalle. Ils se rendent entre autres clubs à La Cabane Cubaine, au 42 rue Fontaine en compagnie du journaliste-photographe néo-orléanais Eddie Wiggins. La nuit se termine à la brasserie Le Boudon, 1 rue Mansart, aujourd’hui Le Mansart, où se retrouvaient la plupart des musiciens noirs de Paris après leur travail. Armstrong y commande une choucroute et c’est là qu’advient une première rencontre historique : Django Reinhardt* et Stéphane Grappelli* font la connaissance du trompettiste, absolument subjugués par le personnage. Plus tard, en juillet 1937, Le Boudon passera à la postérité quand le tromboniste Dickie Wells enregistrera Hangin’ Around Boudon à Paris pour la marque Swing de Charles Delaunay*.
Armstrong repart aux États-Unis en janvier 1935, mais, devenu une grande vedette, il reviendra souvent à Paris, notamment à L’Olympia (9SO), en 1955, 1959 et 1962.
Thomas ‘Fats’ Waller (1904-1943). Quand son ami Spencer Williams* l’entraine en vacances à Paris en août 1932, le grand pianiste, organiste, chanteur, compositeur, amuseur Fats Waller n’est pas encore connu en France. Il séjourne dans un hôtel de la rue Pigalle et fait le bœuf à droite et à gauche dans les clubs des environs, notamment à La Rumba (anciennement Music-Box), 41 rue Pigalle. On le voit en photo chez Bricktop*, mais il ne trouve pas de boulot et, fauché, doit repartir à New York quelques semaines plus tard. Entre-temps il devient une vedette et pendant son engagement à Londres en 1938, où il obtient un gros succès, il profite de quelques jours de repos pour venir à Paris, à l’invitation de son amie Adelaide Hall* ; il se produit impromptu avec elle dans son club Le Big Apple, 73 rue Pigalle. Contrairement à ce qui est encore parfois colporté, Waller n’a jamais joué sur les grandes orgues de Notre-Dame, un canular monté de toutes pièces par Eddie Bernard, l’un de ses disciples français.
Duke Ellington (1899-1974). Au cours de sa première tournée européenne de 1933, l’un des grands génies musicaux du XXe siècle, le pianiste, arrangeur, compositeur Duke Ellington se produit à Paris à la salle Pleyel (8e), les 27 et 29 juillet et le 1er août. Après leur deuxième concert, Ellington et quelques-uns de ses musiciens se rendent chez Bricktop*, 66 rue Pigalle.
En 1939, le Duke revient jouer à Paris au Palais de Chaillot (16e) et en profite le 1er avril pour inaugurer officiellement avec quelques-uns de ses musiciens et en compagnie de Django Reinhardt* les locaux du Hot Club et de la revue Jazz Hot au 14 rue Chaptal (voir photo au paragraphe sur Delaunay*). Ellington se produira à L’Olympia (9SO) en 1961 et 1963 et on lui fêtera son 70e anniversaire en 1969 à L’Alcazar de la rue Mazarine (6e), en présence de Maurice Chevalier qu’Ellington avait jadis accompagné pendant quinze jours quand le chanteur au canotier s’était produit en vedette à New York en 1930 !
Autres jazzmen américains : beaucoup d’autres remarquables jazzmen américains ont foulé le sol du 9e arrondissement leur instrument à la main et ont enregistré dans notre capitale entre les deux guerres : les grands saxophonistes Coleman Hawkins et Benny Carter qui graveront quelques chefs-d’œuvre à Paris, notamment en compagnie de Django Reinhardt* et de leurs homologues, les saxophonistes français Alix Combelle et André Ekyan en 1937. L’espace nous manque pour citer tous les excellents musiciens, mais n’oublions pas, pour la première génération, le batteur Buddie Gilmore et le trompettiste Crickett Smith, puis les Chicagoans Mezz Mezzrow, Dave Tough (et son ami Bud Freeman en visite), Danny Polo, le guitariste argentin Oscar Aleman qui s’est produit avec Joséphine Baker* de 1932 à 1938, Kaiser Marshall, Wilson Myers, Jerry Blake, Booker Pittman, Willie Lewis, le violoniste Eddie South, les pianistes Garnett Clark, Herman Chittison, Garland Wilson, Freddy Johnson, Charlie Lewis, Joe Turner, les trompettistes Arthur Briggs et Bill Coleman. Ces trois derniers musiciens se sont installés en France où ils furent très appréciés.
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Outre Bechet*, Armstrong* et Spencer Williams*, on a pu rencontrer pas mal de Néo-Orléanais à Pigalle : Frank ‘Big Boy’ Goudie, Emile Christian, Tommy Ladnier, Peter Du Congé, Albert Wynn, sans oublier le journaliste-photographe afro-américain Eddie Wiggins (1904-1989), ami de Louis Armstrong, qui vécut plus de quarante ans dans une chambre de bonne au 11 bis rue Mansart jusqu’à sa mort.
[1] Il est décédé en 1894, rue Frochot.
[2] Une chose impensable et particulièrement choquante pour la société blanche américaine de l’époque.
[3] La chanteuse Alberta Hunter* contredit cette version : c’est elle qui aurait été contactée pour venir s’occuper du Grand Duc. Comme elle était en tournée, Bricktop aurait intercepté le télégramme et serait immédiatement partie à sa place. Alberta Hunter ne l’aurait appris que bien des années plus tard
[4] Le conservatoire a été transféré au 17 rue de Rochechouart (9NE) en 2000 et propose un important département jazz mis sur pied par le pianiste Bernard Maury.
© Ph. Baudoin - 2019 - 9ème Histoire - 2019
Cet article a été publié dans le Bulletin XVI- 2018 de l'association 9ème Histoire.
Son iconographie a été enrichie par l'auteur.
Dernière modification : 02/09/2019 • 10:18
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