Dumas et le Théâtre
© J. Razgonnikoff 2020 © 9ème Histoire 2021
Détail de la statue d'Alexandre Dumas à Villers-Cottereêts - © Micheline Casier 2012
Alexandre Dumas et le ThÉÂtre
« Le théâtre est de tous les moyens de rendre sa pensée, le plus séduisant peut-être, et cela parce qu’il met l’auteur en contact direct avec le public, parce que les applaudissements qu’on adresse à l’œuvre sont renvoyés immédiatement par l’œuvre à son créateur, parce que l’encens que brûle le parterre ne fume pas aux pieds d’une statue, mais entoure l’homme lui-même d’un nuage enivrant.
Mais aussi, une œuvre dramatique nous paraît-elle une des entreprises de l’esprit humain, les plus difficiles à mener, je ne dirai pas à parfaire, mais simplement à complète exécution. » (La Presse, 11 avril 1836)
Contrairement aux idées habituellement reçues, ce n’est pas le roman qui a fait l’objet des premiers pas d’Alexandre Dumas en littérature.
Enfant de la campagne et plus féru de braconnage que d’études classiques, le jeune sauvageon de Villers-Cotterêts a la chance d’avoir pour ami un jeune homme de bonne famille, Adolphe de Leuven, qui, lui, a des ambitions littéraires, et entraîne son jeune compagnon, déjà subjugué par une représentation d’Hamlet dans sa ville, dans les milieux théâtraux de Paris où il est bien introduit. La Comédie-Française et Talma, son tragédien vedette, les théâtres secondaires où les deux compères s’essaient au vaudeville - les œuvres plus ambitieuses qu’ils composent n’ayant pas l’heur de plaire aux directeurs - voilà l’école qui mène Alexandre, fraîchement installé dans la capitale, à se consacrer à cet art facile, directement producteur de bénéfices et très à la mode.
Alexandre Dumas est ambitieux, conscient de ses lacunes, il se met à lire tout ce qui existe dans le monde du théâtre, des tragiques grecs aux grands romantiques allemands, en passant par le siècle d’or espagnol et l’inévitable Shakespeare. Ce sont les représentations d’une troupe anglaise en 1827 à l’Odéon qui décident définitivement de sa vocation d’auteur dramatique. Il comprend alors que le théâtre est « la possibilité de construire un monde », sans oublier qu’il est à l’époque source d’argent facile.
Comme ses contemporains Hugo et Vigny, Dumas vise au plus haut, et c’est à la Comédie-Française, ce théâtre national fondé par Louis XIV, qu’il destine sa première œuvre qu’il considère comme aboutie, Christine à Fontainebleau, récit de l’assassinat de Monaldeschi, l’amant de la reine de Suède. Bravant tous les obstacles, Dumas se fait admettre chez le baron Taylor, qui, sensible à la jeune génération, dirige alors le Théâtre-Français. La pièce est reçue par le comité de lecture de la redoutable institution mais manque sa carrière, parce qu’une autre Christine, due au poète Louis Brault, alors en fin de vie, a aussi été reçue et qu’il faut la jouer d’urgence. Qu’à cela ne tienne, Dumas se remet au travail, écrit Henri III et sa cour, présente sa pièce derechef, tandis que Christine, abondamment remaniée, fera l’affaire sur la scène de l’Odéon.
La création de Henri III et sa cour, le 10 février 1829, est, un an avant ce qu’on a appelé « la bataille d’Hernani, la première véritable victoire de la Nouvelle école sur la scène classique. La pièce triomphe, grâce à la belle interprétation de Mlle Mars, de Firmin, et le soutien de Joanny. Elle ouvre la voie au More de Venise de Vigny et à Hernani, de Hugo. Dès lors, Dumas est un auteur reconnu et la preuve en est fournie par les nombreuses parodies qui moquent sa pièce sur les scènes secondaires. Lui-même met la main à l’une d’entre elles, avec un sens de l’humour qui restera une de ses principales qualités.
Carlo Gripp - Journal de l'Image, déc 1847 publiée lors de l'ouverture du Théâtre Historique
Dès ses premiers essais, Dumas se refuse à se soumettre à une quelconque contrainte : « Je n’établirai pas de système, parce que j’ai écrit, non suivant un système, mais suivant ma conscience. », écrit-il dans la préface à l’édition de Henri III. Ecrivant, pratiquement la même année (1831-1832) un drame « en habit noir » (Antony), une tragédie en vers (Charles VII chez ses grands vassaux), des drames historiques (Térésa, Le Fils de l’Emigré, Perrinet Leclerc), une comédie légère (Le Mari de la veuve), et un mélodrame échevelé (La Tour de Nesle), il ne peut absolument pas se résoudre à se laisser enfermer dans un genre. Il s’en explique dans la préface de Charles VII chez ses grands vassaux : « « Le théâtre est, avant tout, chose de fantaisie ; je ne comprends donc pas qu’on l’emprisonne dans un système. Un même sujet se présentera sous vingt aspects divers à vingt imaginations différentes. Tracez des règles uniformes, forcez les imaginations à les suivre, et il y a cent à parier contre un que vous auriez 19 mauvais ouvrages ; laissez chacun prendre son sujet à sa guise, le tailler à sa fantaisie ; accordez liberté entière à tous, depuis les douze heures de Boileau jusqu’aux trente ans de Shakespeare, depuis le vers libre de Jodelle jusqu’à l’alexandrin de Racine, depuis les trilogies de Beaumarchais jusqu’aux proverbes de Théodore Leclercq ; et alors chaque individu flairera ce qui convient le mieux à son organisation, amassera ses matériaux, bâtira son monde à part, soufflera dessus pour lui donner la vie, et viendra, au jour dit, avec un résultat complet, du moins original, sinon remarquable, du moins individuel. »
Et, dans l’avertissement de Catherine Howard, deux ans plus tard, il égrène toutes les formes de drame auxquelles il s’est essayé : « Je me suis décidé à agir ainsi, parce qu’il m’a semblé qu’il était permis à l’homme qui avait fait du drame d’exception avec Antony, du drame de généralité avec Térésa, du drame politique avec Richard Darlington, du drame d’imagination avec La Tour de Nesle, du drame de circonstance avec Napoléon, du drame de mœurs avec Angèle, enfin du drame historique avec Henri III , Christine et Charles VII, de faire du drame extra-historique avec Catherine Howard. » Il n’a pas trente ans !
Détail de l’affiche de « La Tour de Nesle » d’Alexandre Dumas au Théâtre de la Gaité en 1882 - © Gallica/BNF.
Il va d’ailleurs plus loin encore, et, de son propre aveu, « le théâtre n’est pas un cours d’histoire, mais une tribune par laquelle le poète répand et propage ses idées. » Chacun connaît cette phrase qu’il écrit à propos de Catherine Howard : « Henri VIII n’a été pour moi qu’un clou auquel j’ai attaché mon tableau. »
La diversification des thèmes abordés dans le théâtre d’Alexandre Dumas n’a d’égale que l’hybridation des genres à laquelle il s’est livré toute sa vie, obéissant ainsi à celle qui traverse les œuvres de Shakespeare, par exemple. Les sources auxquelles il s’est abreuvé sont infinies et variées et, en fin de compte le Théâtre complet d’Alexandre Dumas occupera une vingtaine de volumes….
Si, pendant toute sa vie, les rapports d’Alexandre Dumas avec la Comédie-Française resteront conflictuels – fâcheries, procès, retraits - , quatorze pièces de l’auteur des Trois Mousquetaires sont cependant inscrites au répertoire de la Maison de Molière, entre échecs retentissants (Caligula, en 1838) et grands succès (Mademoiselle de Belle-Isle, 1839), entre tragédies (Charles VII chez ses grands vassaux) et comédies légères (Le Mari de la veuve), et son buste trône en bonne place dans la galerie des auteurs de la Salle Richelieu[1].
Ce n’est qu’après sa mort que l’adaptation qu’il a faite de Hamlet avec Paul Meurice entrera au répertoire, en 1886 et triomphera dans l’interprétation exceptionnelle de Mounet-Sully.
Portrait de Paul Meurice - © PD-Old /Octave H. Charles Landelle portrait de Mounet-Sully détail - © Musée de Pêcheries Fécamp
Avec le triomphe d’Antony au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, avec les interprètes « romantiques « que sont Marie Dorval et Pierre Bocage, c’est le « drame en habit noir », touchant à des faits de société contemporains, qui fait de Dumas l’un des porte-parole de sa génération. Il touche alors à tous les genres, remporte un succès jamais démenti avec La Tour de Nesle (1832), mélodrame redoutablement efficace, avec le grand Frédérick Lemaître et Mlle George.
L’hybridation générique, la contamination du drame et de la tragédie, de l’action violente et du pathétique sentimental se fait aussi jour dans un autre type de pièces abordé par Dumas, en cela héritier du XVIIIe siècle de Diderot et de Beaumarchais, le drame sérieux ou bourgeois, qu’on peut retrouver dans des œuvres comme Paul Jones, dans Louise Bertrand ou dans des œuvres imitées de l’auteur allemand Iffland (La Conscience, Les Gardes forestiers…), mais aussi dans son adaptation d’Intrigue et amour, de Schiller, ou de Kotzebue (Léo Burckart , avec Nerval).
Enfin, il ne faut pas non plus oublier une pièce à laquelle Jean-Paul Sartre a donné un supplément de vie, Kean, sorte de « biopic » du célèbre acteur anglais.
A.E. Fragonard – Scène de la St Barthélémy dans l’appartement de la Reine de Navarre – 1836 - © RMN BNF
Mais, s’il reste, même au plus fort de ses succès romanesques, auteur de théâtre à succès, il a une seconde ambition. Il veut un théâtre à lui. Après avoir brigué sans succès la direction de la Comédie-Française (avec son complice Hugo), après avoir temporairement partagé avec Hugo le privilège du Théâtre de la Renaissance, entre 1847 et 1849, il obtient, grâce à l’intervention du duc de Montpensier[2], le privilège d’un nouveau théâtre. C’est sur le boulevard du Temple que doit s’ouvrir ce théâtre, sous la direction de Hippolyte Hostein, nommé pour 12 ans, avec un cahier des charges bien précis, et particulièrement dédié aux œuvres d’Alexandre Dumas. Une fois acquis les terrains, entre le boulevard du Temple et la rue des Fossés-du-Temple, où s’élevait l’Hôtel Foulon et le célèbre café de l’Epi-scié, qui ont été démolis depuis, les architectes Pierre-Anne de Dreux et Charles Séchan (par ailleurs décorateur de théâtre ayant déjà travaillé pour Dumas) s’attaquent à la construction d’un théâtre qui sera désormais baptisé « Théâtre Historique ». Façade grandiose, décoration luxuriante, sculptures et frises évoquant les grands auteurs et acteurs, le théâtre a pour ambition d’être l’un des plus beaux théâtres de Paris[3].
La salle du Théâtre Historique de Paris – ca 1847 - © F.N.J. Hemmings/Charles Scribner's New York.
L’inauguration a lieu le 20 février 1847, en présence du duc de Montpensier, salle remplie à ras bord. A l’affiche, La Reine Margot, adaptation du roman par Dumas et Maquet, somptueuse évocation historique, qui dure de 6 heures du soir à 3 heures du matin, triomphalement.
Préfigurant les innombrables adaptations cinématographiques de son œuvre, Dumas met en théâtre ses principaux romans. A La Reine Margot, vont succéder Le Chevalier de Maison-rouge, Monte-Cristo (en deux soirées fleuves), La Jeunesse des mousquetaires, Le Chevalier d’Harmental, La Guerre des femmes, les Frères corses, tandis que sont reprises ou créées les autres pièces de Dumas. Ajoutons que, bon camarade, Alexandre Dumas met à l’affiche du Théâtre Historique Balzac (La Marâtre), Musset (Le Chandelier) et Hugo (Marie Tudor et Lucrèce Borgia), sans oublier les plus obscurs Adolphe Dumas, Dennery, Paul Foucher, Guerville, Bouchardy, Paul Féval, Léon Gozlan, Duveyrier, et même Jules Verne (Les Pailles rompues) et Alexandre Dumas fils (Atala)… Dumas, qui tient à pérenniser le succès de ses œuvres, est bien conscient que la publication de ses romans en feuilletons, au rez-de-chaussée des grands journaux, trouve dans leur adaptation au théâtre, genre « noble », le désir de toucher un autre public et même de créer des sortes de « cérémonies populaires [4]»
Mais la conjoncture n’est pas favorable à l’exploitation – très fastueuse en outre – d’un nouveau théâtre. La Révolution de 1848 est fatale au Théâtre Historique, dont la gestion n’est pas des plus heureuses. Le Théâtre Historique fait faillite en 1849-1850, devient Théâtre-Lyrique et est démoli en 1863. Ajoutons aux difficultés inhérentes aux bouleversements politiques des années 1848-1851, une exposition récurrente à la censure qui est, pendant toute sa carrière un obstacle à la représentation d’un grand nombre de ses pièces. Odile Krakovitch, qui a étudié de très près les effets de la censure sur la littérature du XIXe siècle écrit à propos d’Alexandre Dumas :
« Il faudrait un volume pour suivre l’histoire des démêlés d’Alexandre avec les censeurs, marquée de coups d’éclat, d’interdictions retentissantes (Antony, La Tour de Nesle, Une conspiration sous le Régent), de victoires bien payées (Antony), ou obtenues à l’arraché (Les Mohicans de Paris). Dumas s’y usera, mais résistera jusqu’au bout. Il mourra la veille de la troisième et de la plus courte abolition de la censure. Cette épopée est une remarquable illustration de l’histoire de la censure, de l’évolution du théâtre et de celle de l’œuvre dramatique de Dumas. » et elle ajoute :
« Dumas ne cessa pas, toute sa vie, d’être poursuivi par les rigueurs d’une surveillance constante. Il faut dire que ses thèmes, mélangeant histoire, politique et mœurs, contestations sociales et religieuses, avaient tout pour déplaire aux différents gouvernements du XIXe siècle, royalistes, républicains ou impériaux, tous imprégnés de rigueur morale, de soucis d’ordre privé et public au théâtre. [5]»
Voilà qui est dit, et bien dit.
On ne joue plus guère le théâtre de Dumas, sauf la version que Jean-Paul Sartre a donnée de Kean, qui donne l’occasion à de grands comédiens, comme Pierre Brasseur, Jean-Paul Belmondo ou Jean-Claude Drouot de se glisser dans la peau de ce monstre sacré, à la suite de Frédérick Lemaître, son créateur. Le relais a été pris par le cinéma et la télévision : on ne compte plus les adaptations (plus ou moins bonnes, il est vrai) des grands romans, plus que des pièces de théâtre. On peut distinguer l’adaptation, très théâtrale, de La Reine Margot, par Patrice Chéreau, et ne pas oublier l’excellente Tour de Nesle, d’Abel Gance avec Pierre Brasseur dans le rôle de Buridan. Certains d’entre nous, se souviennent aussi de l’admirable Antony, incarné à la télévision par Gianni Esposito, avec Régine Blaëss, sous la houlette de Jean Kerchbron., du temps que l’on osait encore donner du théâtre à la télévision…
Certaines pièces de Dumas, comme Mademoiselle de Belle-Isle, par exemple, et bien d’autres, ont gardé toute leur efficacité, et il serait intéressant de tenter l’expérience !
Jacqueline RAZGONNIKOFF
Adresses d’Alexandre Dumas dans le 9e arrondissement
Cette liste montre les nombreuses adresses successives occupées par l’écrivain dans l’arrondissement, dont on a dit que c’était aussi une façon de fuir ainsi ses créanciers !
- 40, rue Saint-Lazare, square d’Orléans, mi-septembre 1831- décembre 1833, avec Belle Kreilsammer. S’y déroule un bal masqué le 30 mars 1833 ;
- 30, rue Bleue, décembre 1833 - décembre 1836 (avec Ida Ferrier, du 1er mai à fin décembre 1836 où l’appartement reste inoccupé en raison de son départ en Italie). A noter que cette adresse a disparu lors de la création par Hausmann de la partie de la rue Lafayette à cet endroit ;
- 45, rue du Mont-Blanc (rue de la Chaussée d’Antin), 1er avril 1843 - 31 mars 1845. Deux appartements avec grands travaux ;
- 10, rue Joubert, novembre 1844 -1846. Logement de célibataire avec Dumas fils qui devient un pied-à-terre après son installation à Saint-Germain-en-Laye ;
- 3, cité Trévise, 1848, peut-être avec B. Person ;
- 46, rue Richer, 1849 -1850, adresse figurant sur son passeport en 1849 ;
- 7, avenue Frochot, janvier 1850 - décembre 1851, petit pavillon, avec Marie Alexandrine, sa fille ;
- 1, rue Laffitte, novembre 1853 - septembre 1854, dans la Maison dorée, bureaux de son journal « Le Mousquetaire » sur la cour et petit appartement au 3e étage ;
- 77, rue d’Amsterdam, côté impair (c’est-à-dire dans le 8e arrondissement), septembre 1854 - septembre 1859, petit hôtel ;
- 11, rue de Vintimille, 3 octobre 1859 - 26 avril 1860. Appartement, quitté au moment du départ pour le voyage autour de la Méditerranée ;
- 70, rue Saint-Lazare (1864 - avril 1865), appartement, avec Fanny Gordosa.
Sur les 22 adresses parisiennes d’Alexandre Dumas, il y en a donc 10 dans le 9e arrondissement et 1 à la lisière des 8e et 9e arrondissements.
[1] J’ai développé l’histoire des relations entre Alexandre Dumas et la Comédie-Française dans un Cahier de l’Herne qui lui a été consacré pour le 150e anniversaire de sa mort qui devrait paraître prochainement.
[2] Cinquième fils de Louis-Philippe.
[3] Voir, sur le Théâtre Historique, les deux Cahiers qui lui ont été consacrés en 2008 et 2009 (n° 35 et 36).
[4] Le Théâtre de Dumas père, entre héritage et renouvellement, dir. A.-M Callet-Bianco et Sylvain Ledda. Presses universitaires de Rennes, 2018.
[5] Odile Krakovitch, Alexandre Dumas et la Censure ou la comédie de qui perd gagne, p.166 et 184. In :Cent-cinquante ans après.
© J. Razgonnikoff 2020 © 9ème Histoire 2021
Dernière modification : 08/06/2021 • 14:00
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