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L'Avenue Frochot

 © A. Boutillon - 2021 -   © 9ème Histoire - 2021
 



L’AVENUE FROCHOT, UNE OASIS AU CŒUR DU 9e

 



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26 rue Victor-Massé, l'entrée de l'avenue Frochot - © J-CB.


Au 26 de la rue Victor-Massé une grille monumentale, qui ne s’ouvre que très exceptionnellement aux non-résidents, défend l’entrée d’une propriété très privée, oasis secrète que préservent jalousement les « happy few » qui ont la chance d’y vivre. A l’origine de ce lotissement on trouvait, au XVIIIe siècle, jouxtant l’enceinte des Fermiers généraux, un domaine de plus de 10 000 m², comportant trois maisons donnant sur la rue Pigalle. Cette vaste propriété allait passer de main en main avant d’échoir à deux spéculateurs : le colonel Fortuné de Brack (1789-1850), qui avait servi dans les armées de Napoléon, et un magistrat, Charles Picot (1795-1870). 

Fortuné de Brack n’est pas un inconnu à la Nouvelle Athènes, puisqu’il a partagé pendant onze ans la vie de Mlle Mars, la célèbre actrice. Il s’était d’ailleurs déjà livré avec elle à des opérations immobilières, notamment le transfert, de Moret à Paris, de la maison dite de François Ier.  De Charles Picot on ne sait pas grand-chose, sinon qu’il a commencé par être juge au Tribunal, avant de devenir conseiller à la Cour d’appel de Paris [1].

Dès 1826 Brack fait ouvrir une rue à travers la première partie du domaine, qui, à l’époque, n’est pas encore loti. Un an plus tard, il revend sa part à Charles Picot, qui reste désormais seul propriétaire. Ce dernier ne commencera à lotir sa propriété qu’une dizaine d’années plus tard.  Il  édictera alors des règles très précises : l’avenue doit avoir sept mètres de large et être bordée de trottoirs ; la hauteur des maisons est fixée à onze mètres et leurs jardins en façade ne doivent pas être fermés par de hauts murs ; il est interdit aux propriétaires de louer des chambres ou des appartements garnis, ainsi que de loger des ouvriers ; ils n’ont pas non plus le droit de placer des écriteaux ou des enseignes. Enfin, les voitures ne doivent pas stationner dans l’avenue. Bref, tout ce qu’il faut pour assurer la quiétude des résidents, car le lotissement de l’avenue Frochot est vanté pour sa tranquillité : c’est pour ainsi dire un coin de campagne, à la limite du Paris d’alors.  Il y a même une ferme, à côté de la barrière de Montmartre, future place Pigalle, qui fournit du lait frais aux habitants du quartier.
 


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La Place Pigalle autour de 1900. On distingue, au centre, l’ancienne sortie de l’avenue Frochot, aujourd’hui condamnée.
 


En 1839, de nouveaux lots sont vendus, dans le fond de la parcelle ; l’avenue, qui s’arrêtait jusque-là au rond-point, est alors prolongée jusqu’à la place de la Barrière-Montmartre, la future place Pigalle. Des maisons commencent aussitôt à se construire, dans des styles tout ce qu’il y a de plus divers : néogothique, néoclassique, palladien…
 


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1, avenue Frochot. La Façade néo-gothique et le vitrail (© A. Boutillon)
 


La première à droite, en pénétrant dans l’avenue, construite en 1839, est d’un néogothique plus vrai que nature, avec colonnettes, gables en accolade et pinacles, ainsi qu’un décor sculpté de choux frisés, fleurs de lys et animaux fabuleux. Au rez-de-chaussée, une fenêtre en « bay-window » est ornée d’un vitrail où alternent nobles chevaliers et gentes dames. Ce joli petit hôtel particulier, édifié pour une dame Rosalie Jeanne Hiss, sera par la suite, pendant une trentaine d’années, la demeure du compositeur Victor Massé. Auteur d’une quinzaine d’opéras, opéras-comiques et opérettes, la plus connue de ses œuvres est Les Noces de Jeannette, composée en 1853 et qui connut un immense succès. Atteint de la maladie de Charcot, il décédera ici le 5 juillet 1884 [2].
 


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2bis, avenue Frochot (© A. Boutillon)
 


En face, la maison n° 2 n’appartient que partiellement à l’avenue Frochot. Sur la façade de sa voisine, le 2 bis, une plaque indique que celle-ci fut habitée, de 1913 à 1932, par Eugène Brieux (1858-1932), auteur, méconnu de nos jours, d’une grosse trentaine de pièces de théâtre, qui ont été en leur temps représentées sur les plus grandes scènes de Paris, notamment à la Comédie-Française et à l’Odéon ; l’une d’elles, L’Avocat, a été portée à l’écran par Robert Péguy en 1943 sous le titre Coup de feu dans la nuit.

Les deux maisons jumelles portant les numéros 3 et 5, sont d’inspiration palladienne. Elles ont été construites, entre 1839 et 1842, pour l’avocat François Rosaz. Au 3 a vécu, pendant plus de vingt-cinq ans, la cantatrice Régine Crespin (1927-2007).
 


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5 et 3, avenue Frochot (© A. Boutillon)
 


Le rez-de-chaussée du n° 5 a été habité par l’auteur dramatique Paul Meurice (1818-1905), qui avait emménagé ici avec sa femme au cours de l’été 1851. Après la révolution de 1848, il avait fondé, avec les fils de Victor Hugo, Charles et François-Victor, le quotidien L’Evénement.  Paul Meurice, en effet, était un grand ami de Victor Hugo ; il lui a en quelque sorte voué sa vie : il fera éditer ses œuvres, adapter pour le théâtre et mettre en scène plusieurs de ses romans. Mais il a aussi collaboré avec d’autres auteurs, notamment Alexandre Dumas pour Hamlet, prince de Danemark (1847) et George Sand pour l’adaptation au théâtre des Beaux Messieurs de Bois-Doré (1867). En ce qui concerne son œuvre personnelle, on lui doit une quinzaine de pièces de théâtre, dont la plus connue est sans doute Fanfan la Tulipe. En 1902 il créera le musée de la Place des Vosges, dans l’ancienne maison de Victor Hugo.

Le 2 septembre 1870, après la défaite de Sedan, Napoléon III est déchu et, le 4, la République est proclamée.  Dès le 5, Victor Hugo, revenu de son exil dans les îles anglo-normandes, est hébergé ici, chez les Meurice.  Il occupe une chambre à coucher et un cabinet de travail au rez-de-chaussée, donnant sur un petit jardin.  En septembre 1870 Paris est assiégée par les armées prussiennes et bientôt les vivres commencent à manquer. Le 25 novembre 1870 Hugo note dans ses carnets intimes : «  Madame Meurice veut avoir des poules et des lapins pour la famine future. Elle leur fait bâtir une cahute dans mon petit jardin ». Il quittera l’avenue Frochot en février 1871 et partira pour Bordeaux. A son retour il s’installera 66, rue de La Rochefoucauld.

Au deuxième étage de la même maison a logé, jusqu’en 1878, le peintre Eugène Isabey, surtout connu pour ses marines [3]. Il avait son atelier au fond de l’avenue.
 


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7 et 5 bis, avenue Frochot (© A. Boutillon)
 


En même temps que les deux maisons du 3 et du 5, François Rosaz avait fait édifier un troisième immeuble, dans un style différent, rappelant cette fois la Renaissance française. L’immeuble a été par la suite scindé en deux, la partie droite, surélevée, numérotée 5 bis ; à gauche, l’ancien pavillon des écuries, transformé en logement sous le numéro 7, a une façade concave pour épouser la petite place circulaire sur laquelle il a été édifié. Cette maison a eu pour illustre locataire, en 1850-1851, Alexandre Dumas. L’écrivain s’était fait construire, boulevard du Temple, une salle, dénommée le Théâtre Historique, et inaugurée en février 1847.  Trois ans plus tard, en octobre 1850, le théâtre faisait malheureusement faillite et, pour rembourser ses créanciers, Dumas avait été obligé de vendre Montecristo, d’abord le mobilier, puis le domaine. C’est alors qu’il était venu habiter avenue Frochot. L’année suivante, poursuivi par la meute des créanciers, il était obligé de quitter Paris pour Bruxelles.

La maison est habitée en 1875 par le violoniste Charles Lamoureux. C’est à cette époque qu’il est nommé  premier chef d’orchestre à l’Opéra-Comique. Il n’y fera qu’un bref passage, avant d’être engagé à l’Académie nationale de musique, c’est-à-dire à l’Opéra. Mais cette deuxième expérience tournera court également, car il ne supporte pas l’autorité d’un directeur. Il va donc fonder en 1881 son propre orchestre, la Société des Nouveaux Concerts, qui deviendra par la suite les Concerts Lamoureux.

C’est beaucoup plus tard, en 1937, que les deux fils aînés d’Auguste Renoir viendront s’installer ici, Pierre au premier étage et Jean au deuxième.

Pierre Renoir (1885-1952) est acteur. En 1908 il fait partie de la troupe d’André Antoine, à l’Odéon, qu’il quittera deux ans plus tard pour rejoindre celle de Lucien Guitry.  Il jouera dans plusieurs théâtres parisiens et, en 1928, il entre dans la troupe de Louis Jouvet, d’abord au théâtre des Champs-Elysées, puis à l’Athénée, dont il deviendra administrateur.  Il jouera dans la plupart des pièces de Jean Giraudoux. Il figure aussi au générique de soixante-cinq films, dont Les Enfants du Paradis, de Marcel Carné ; en 1932 il avait été le premier commissaire Maigret à l’écran, dans La Nuit du Carrefour, réalisé par son frère Jean. En 1938, toujours pour son frère Jean, il incarne Louis XVI dans La Marseillaise. C’est dans son appartement de l’avenue Frochot qu’il décédera, en 1952.

Jean Renoir (1894-1979) a commencé par être céramiste, mais comme il dira lui-même : « Le démon de la mise en scène était en moi ». Il tourne son premier long métrage en 1924, « La Fille de l’Eau », dans lequel il donne un rôle à son frère Pierre. En octobre 1940 il quittera la France pour les Etats-Unis, où il tournera six films, avant de revenir en Europe en 1952. Il quittera l’avenue Frochot en 1969 et se retirera à Beverley Hills.
 


Au n° 6 a eu son atelier, probablement à la fin des années 1880, le pastelliste Henri Guinier (1867-1927), qui fut élève de Jules Lefebvre et lauréat du prix Henner en 1907. Beaucoup plus tard, en 1944, on y trouve le guitariste de jazz d’origine « manouche » Django Reinhardt (1910-1953), le compositeur du très célèbre Nuages.  
 



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6 & 8, avenue Frochot (© A. Boutillon)
 


Au  n° 8 était l’atelier du peintre Ferdinand Humbert (1842-1934). L’un des artistes les plus éminents de son époque, il exécuta plusieurs commandes publiques pour des peintures murales, notamment pour le Panthéon, le Petit Palais, l’Hôtel de Ville de Paris et la mairie du XVe arrondissement. Il a réalisé également un grand nombre de portraits, entre autres, en 1920, celui de l’homme d’affaires Frédéric-François Marsal, qui venait d’être nommé ministre des Finances. Les séances de pose se déroulaient dans l’atelier de l’avenue Frochot.
 


Tout au fond de l’avenue, sur la droite, plusieurs maisons, regroupées autour d’une cour carrée, ont abrité de nombreux ateliers d’artistes. L’un d’eux était celui d’Eugène Cicéri (1813-1890), installé ici dès le début des années 1840. Spécialisé dans les paysages à l’aquarelle, il avait aussi réalisé, comme son père, quelques décors de théâtre. Il avait pour voisin Jules Dupré (1811-1889), autre paysagiste, que vint rejoindre, en 1843, son ami Théodore Rousseau (1812-1867), plus tard membre de l’école de Barbizon, installé juste à côté ; les deux amis quitteront ensemble l’avenue Frochot en 1844.

Parmi les autres locataires de cette « cité d’artistes » on trouvait  Alfred de Dreux (1810-1860), peintre de chevaux et auteur, notamment, de portraits équestres de Louis-Philippe et de Napoléon III. C’est là aussi qu’était l’atelier d’Eugène Isabey (1803-1886) ; Jules Laurens, qui fut élève de Paul Delaroche, a raconté que lors d’une de ses visites il avait entendu « le maître »  jouer sur un orgue prêté par Aristide Cavaillé-Coll. En 1848 arrivera le romantique Théodore Chassériau (1819-1856), suivi en 1851 par son ami Gustave Moreau (1826-1898).

Beaucoup plus tard, en novembre 1871, on y trouvera le peintre italien Giovanni Boldini (1842-1931), auteur d’un grand nombre de scènes de genre, mais surtout connu comme peintre mondain[4]. Une décennie plus tard, c’est le Belge Alfred Stevens (1823-1906), lui aussi peintre de genre, et surtout peintre de femmes, qui transportera ses pénates dans ce phalanstère artistique, où on le trouve encore en 1899.  C’est dans une de ces maisons, qui donne aussi sur le boulevard de Clichy, qu’Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) installe en 1897 son dernier atelier, consacré aux nus. Il y restera au moins, lui aussi, jusqu’en juin 1899.  Une description des lieux en est donnée dans  La Presse du 3 octobre 1902 : « L’atelier est immense, avec des balcons intérieurs et des escaliers. […] Les murs sont gris, poussiéreux, les vitrages brouillés, brunis, mais au calme de l’avenue trempée succède ici le bruit du boulevard extérieur et de ses tramways, de ses voitures […]. A gauche, en haut de l’escalier, une petite chambre étroite, basse, plus sombre et plus sinistre que ce que j’ai vu encore aujourd’hui ». On ne sait pas grand-chose de Louis Picard (1861-1940), si ce n’est par le Catalogue illustré du Salon de 1905, qui le domicilie 14, avenue Frochot et qui fait état de plusieurs œuvres de cet artiste, aujourd’hui oublié, exposées à cette occasion, et à qui l’on doit de nombreux portraits.

Mentionnons pour terminer Paul Merwart (1855-1902), peintre officiel de la Marine et des Colonies, qui eut un destin tragique ; en effet, une plaque apposée sur un mur de l’avenue indique que, après avoir eu pendant vingt-cinq ans, son atelier au n° 13, il est « mort en accomplissant son devoir à Saint-Pierre de la Martinique, victime de l’éruption du Mont-Pelé le 8 mai 1902 ». C’est dans son atelier de l’avenue Frochot qu’il avait exposé, en 1897, son plafond décoratif destiné à l’Ecole coloniale intitulé « La France envoyant la civilisation aux colonies »[5].
 


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Plaque rendant hommage à Paul Merwart
 


Aline BOUTILLON
 

NOTES

 

[1] On connaît mieux sa descendance : il est le père de l’historien Georges Picot et le grand-père du diplomate François Georges-Picot, cosignataire, en 1916, des accords Sykes-Picot (partage du Moyen-Orient après la guerre de 14-18). Plus près de nous, l’un de ses arrière-arrière petits-fils était Valéry Giscard d’Estaing, par sa mère May Bardoux, fille de Geneviève Georges-Picot.
[2] Une légende, largement colportée jusqu’à nos jours, est attachée à cette maison : au début du XXe siècle, ou dans les années 50, selon les sources, une femme y aurait été victime d’une attaque sauvage et tuée à coups de tisonnier ; par la suite on aurait entendu certains jours des soupirs et des râles s’échappant de la demeure, qui acquit dès lors la réputation de maison hantée. En tout état de cause, une  étude approfondie des principaux journaux parus entre 1884 et 1944 et numérisés sur Gallica ne nous a pas permis de corroborer ce sanglant fait divers.
[3] Il semble qu’il se soit d’abord installé du côté ouest de l’avenue, où avaient été édifiés des immeubles pourvus d’ateliers ; en effet, dans un article consacré à Apollonie Sabatier, qui tenait salon 4, rue Frochot, Bernard Vassor écrit que la fenêtre de la célèbre Présidente «touchait presque » celle de l’atelier d’Isabey.
[4] On lui doit notamment le portrait de la courtisane de la Belle Epoque Marthe de Florian, dont l’appartement, square La Bruyère, dans le 9è, a été redécouvert il y a quelques années. Un article sur ce sujet a été publié dans le bulletin XVII de 9è Histoire. Il est également visible sur le site neufhistoire.fr.
[5] Gil Blas, 31-1-1897. La plaque que l’on voit aujourd’hui porte un texte légèrement différent de l’inscription de celle qui fut apposée en 1905 et qui disait : « Mort pour l’art et le devoir ».
 


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Vue de l’avenue Frochot en été (© D . Bureau)
 

 
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Date de création : 28/10/2021 • 09:00
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