Visite rue Bleue et cité Trévise - novembre 2022
Visite rue Bleue et cité Trévise
du 16 novembre 2022
récit d'Emmanuel Fouquet
Le risque était grand ce mercredi 16 novembre de subir les caprices de la météo et pourtant très peu de défections ont été constatées en définitive lorsque a pu démarrer la visite proposée ce jour, de la rue Bleue et de la Cité Trévise, sous la conduite d’Emmanuel Fouquet et d’Hélène Tannenbaum.
Celle-ci a débuté par un rappel rapide de l‘historique du lieu depuis la fin du Moyen-Age :
© Emmanuel Fouquet
- À l’extrémité est de la rue actuelle, se trouvait l’ancien chemin de la marée qui la croisait (l’ancienne rue Sainte-Anne, maintenant rue du Faubourg-Poissonnière), permettant depuis le port de Boulogne l’approvisionnement des Halles en poissons.
- À l’extrémité ouest de la rue, la limite du vaste domaine des Porcherons se terminait rue de la Voirie (actuelle rue Cadet).
- On se trouve alors au sud du quartier de la Nouvelle-France créé en 1644 (en mémoire des 4 000 hommes enrôlés pour partir au Québec sur ordre de Richelieu), sur une levée de terre au milieu du marais, lieu-dit très humide, dénommé « Vallaroneux » (vallée aux rainettes, espèce de grenouille verte qui fréquentait ces lieux).
Jusqu’au XVIIe siècle, le chemin qui menait au village du Roule plus à l’ouest passait par le clos Cadet (du nom d’une famille de maraîchers), à travers une large zone de marécages parsemée de près et de vergers, parallèle au Grand Égout (à l’emplacement de l’actuelle rue Richer) venant de Ménilmontant pour se jeter dans un bras de la Seine.
La voie elle-même devient alors ruelle des Volarnaux (plan de Gomboust en 1652), nom issu de la contraction latine vallis ranarum, « le val des grenouilles ».
Puis en 1714, elle prend le nom d’Enfer mais ne comprend encore ni maisons ni lanternes.
Appellation sans doute trouvée par opposition à la rue de Paradis dans son prolongement (dans le 10e aujourd’hui).
Nom justifié aussi peut-être par le vacarme « d’enfer » que feront un peu plus tard les soldats pour se rendre à leur caserne de la Nouvelle-France (construite en 1773) en revenant des guinguettes.
Début XVIIIe siècle de nombreux artisans ou boutiques occupent en effet les lieux à la suite de l’autorisation royale de construire dans les « faubourgs ».
Puis commence une importante spéculation immobilière débutant à la fin de l’Ancien Régime et surtout lors de la Restauration au XIXe siècle, avec la construction d’immeubles de rapport ou d’hôtels particuliers.
La maison du bourreau
On note la présence dans cette rue (au nom d’enfer prédestiné) de la maison où naquit en 1739 Charles-Henri Sanson, exécuteur (entre autres…) de Damien, puis de Danton, Charlotte Corday, et surtout de Louis XVI et de Marie-Antoinette.
Dès 1707, son père Charles Sanson (premier membre de six générations de bourreaux entre 1688 et 1847) vint en effet habiter discrètement une des premières maisons construites au début du XVIIIe siècle dans ce qui était encore la rue d’Enfer.
Cette maison à deux étages se situait à l’angle de la rue Sainte-Anne et de la rue d’Enfer (rue du Faubourg-Poissonnière et de la rue Bleue donc) et possédait un grand jardin de deux arpents, accessible par un petit escalier, avec deux puits et un verger qui se poursuivait jusqu’au croisement avec la rue Riboutté actuelle, en allant jusqu’à l’emplacement du square Montholon.
Après l’exécution du roi le 21 janvier 1793, Charles Henri Sanson ne pratiquera d’ailleurs plus lui-même les exécutions, mais confiera cela à son fils et à ses aides avant sa mort en 1806.
Il avait occupé cette maison pendant quarante ans, avant de s’installer en 1778, rue Neuve- Saint-Jean (actuelle rue du Château-d ’eau dans le 10e).
Il y a encore une cinquantaine d’années, des descendants des Sanson auraient tenu un commerce rue du Faubourg-Poissonnière (fleuriste), à proximité immédiate de la maison d’origine…
Aménagement du site
A la fin du XVIIIe siècle, la rue est progressivement lotie, comme ses alentours et rattachée sous le Directoire au quartier du faubourg Montmartre du 2ème arrondissement.
Architecte et spéculateur, Nicolas Lenoir, très actif dans ce quartier, constructeur de l’hôtel particulier de Benoît de Sainte Paulle, 30 rue du faubourg-Poissonnière, contribue à l’expansion dès avant la Révolution, en faisant bâtir sur les nouvelles et courtes rues adjacentes ouvertes en 1781, Riboutté et Papillon.
La rue Papillon abrita au n° 10 la maison de Papillon de la Ferté, longtemps intendant des « Menus Plaisirs du Roi » (de 1756 à 1792), vaste établissement situé entre les actuelles rues Richer et Bergère
Au n°18, à l’angle de la rue La Fayette aujourd’hui, habita entre 1837 et 1839, Jacques -Fromental Halévy, compositeur et dont la fille Geneviève épousa Georges Bizet.
Le spéculateur Bony, propriétaire aussi de l’hôtel particulier construit en 1824 au 32 rue de Trévise (voir plus loin), fit construire là en 1830 un grand immeuble de rapport qui fait angle avec le n°2 rue Bleue, dont le bel ordonnancement des façades rappelle celui néoclassique de la rue de Rivoli (arcatures sur entresol, balcon filant au 1er et dernier étage).
Lino Ventura aurait aussi habité dans cette rue dans sa jeunesse.
En décembre 1995, un affaissement de terrain dû aux travaux du RER E, allait provoquer un quasi-effondrement de deux immeubles au début de la rue Papillon, qui allait justifier une semaine commémorative pendant les années qui suivirent, transformant la rue en jardin avec des volières à papillons !
Rue Bleue
Au 1, a habité au 6e étage, Cesare Battisti, militant politique italien et criminel, arrêté en 2004, alors concierge…
Au 3, a habité Gaston Tissandier aérostier qui a battu en 1875 le record de durée en dirigeables (22h) et de hauteur (ayant atteint un peu malgré lui 7 500m).
Au 3 bis, dans la cour, avait existé une fabrique de jambes de bois au moment de la guerre 14-18.
Au n°9, un immeuble bourgeois a été construit en 1886, en remplacement d’une « petite maison » pour les rendez-vous galants présente là au XVIIIe siècle.
La cité Trévise
La cité Trévise a été percée en 1840 à l'emplacement de l'hôtel du maréchal d’Empire Nicolas-Joseph Maison (1771-1840), construit par l’architecte Lenoir en 1786.
C’est à une population fortunée, attirée dans ce quartier par leurs activités professionnelles, que songeaient les spéculateurs de l’époque, en lotissant cette cité.
La voie porte le nom d’Edouard Mortier, maréchal d’Empire qui avait reçu de Napoléon, en 1808, le titre de duc de Trévise. Devenu président du conseil du roi Louis-Philippe, il perdit la vie lors de l’attentat (dit attentat de Fieschi) perpétré contre le roi, boulevard du Temple, en 1835. Pour honorer sa mémoire, il avait été décidé, en 1836, de donner son nom à une rue, la future rue de Trévise, qui allait être percée entre la rue Richer (non loin de là où Mortier avait eu son hôtel particulier) et la rue Bleue avant d’être prolongée en 1844, côté sud, jusqu’à la rue Bergère et en 1859, côté nord jusqu’à la rue La Fayette.
C’est à l’architecte Edouard Moll, connu pour avoir été chargé de l’entretien et de la restauration de la basilique Saint-Denis, que furent confiées la planification et la construction des immeubles destinés à accueillir cité Trévise une clientèle bourgeoise.
Les promoteurs en vantaient les avantages en 1840 : « Bâtie dans le quartier le plus fréquenté et par conséquent le plus bruyant de Paris, la cité Trévise offre, au milieu du bruit des affaires et des plaisirs, une retraite agréable aux personnes amies du calme et de la tranquillité. Des concierges en livrée et des gardiens de nuit sont chargés de l’entretien et de la surveillance. Tout a été prévu pour faire de cette nouvelle cité l’une des plus coquettes et des plus confortables habitations de la capitale. »
Un journaliste de l’Illustration (septembre 1844) mettait lui aussi en avant la tranquillité des lieux, sa proximité avec le monde des affaires et son côté « bucolique ».
Cette cité privée était fermée aux deux extrémités par des grandes grilles et était régie selon un règlement intérieur qui disait notamment : « Interdiction absolue est faite d’établir des boutiques à l’usage du commerce , comme aussi d’y exercer ou d’y laisser exercer aucune profession insalubre, aucun métier ou commerce de marchandises, d’y établir des ateliers quelconques d’ouvriers, de louer à des personnes de mauvaise vie ou mœurs ou tenant des établissements publics de quelque espèce que ce soit. »
Ce n’est qu’au début des années 1950, que la cité fut ouverte à la circulation avant de devenir une voie publique en 1983.
© Emmanuel Fouquet
Assez cachée du grand public, son aspect hors du temps la prédispose aujourd’hui pour des tournages nombreux sur ce site. La cité est en effet très représentative des constructions de la Monarchie de Juillet ce qui lui valut, en 1991, de jouir, dans son ensemble, d’une protection MH (à l’exclusion de certains immeubles construits vers la fin du XIX e s).
Au centre de la voie, une place avec un square au milieu duquel s’élève une fontaine à deux vasques séparées par trois grâces qui se tiennent dos à dos et semblent former une ronde. Cet ensemble est l’œuvre du sculpteur Francisque-Joseph Duret (1804-1865) qui s’est inspiré d’une sculpture réalisée par Germain Pilon (1528-1590) pour le monument funéraire abritant le cœur du roi de France, Henri II et qui était située dans la chapelle d’Orléans de l’église du couvent des Célestins, dans le Marais (le couvent a été détruit pendant la révolution mais la sculpture a survécu et est, aujourd’hui, exposée au Louvre).
Dans le petit jardin, s’élèvent quatre érables sycomores entourés par un parterre aujourd’hui « japonisant ».
Sur la place, quelques immeubles remarquables :
-n° 11 bis : cet immeuble d’angle possède la seule entrée un peu monumentale de la cité ; son porche est encadré de colonnes cannelées à chapiteau ionique ; le porche voûté en plein cintre est décoré par deux dragons griffus et ailés. Les fenêtres du rez-de-chaussée arrondies sont prises dans un appareil de refends. A l’angle de l’immeuble à pan coupé est creusée une niche restée vide qui repose sur un chérubin ailé avec, au-dessus, un médaillon entouré de cornes d’abondance et dans lequel est sculpté le beau visage d’une femme de profil au chignon bas.
© Emmanuel Fouquet
-n° 9 : bel immeuble au portail à tête de lions avec une alternance de pierre et de brique qui a abrité naguère le consulat et l’office de tourisme de Malte.
-n° 12 : immeuble qui a gardé une marquise, aujourd’hui en mauvais état, actuellement un foyer d’accueil pour femmes victimes de violences conjugales ; auparavant un foyer des PTT pour héberger leur personnel et encore avant un petit hôtel de tourisme.
-n° 14 : s’élevait là, jusqu’en 1927, l’immeuble de la Société des Gens de Lettres, fondée par Balzac, Sand, Hugo et Dumas.
Autres immeubles intéressants dans la cité :
-n° 2 : Seul immeuble de la cité, en retrait de la rue et précédé d’une cour. La grille extérieure comporte deux piliers hexagonaux en pierre surmontés de vases en fonte. L’immeuble lui-même s’ouvre par un portique à colonnes doriques et est flanqué de deux ailes latérales.
-n° 6 : Immeuble avec une porte en double arcade aux fenêtres géminées, encadrée de colonnes sculptées de fleurs et de fruits et surmontée d’un linteau où se mêlent branches de vigne et grappes de raisin.
© Emmanuel Fouquet
-n° 7 : Dans la porte, deux grandes rosaces entourant les bustes d’Héloïse et d’Abélard.
-n° 8 bis : porte encadrée de grotesques et couronnée d’un chapiteau à volutes et feuillage
Ces trois immeubles illustrent particulièrement ce goût de l’époque de la Monarchie de Juillet pour l’architecture de la Renaissance
Parmi les habitants célèbres de la cité, seuls trois d’entre eux sont signalés par des plaques ou médaillon :
Au n° 1 : Anatole de la Forge (1821-1892) : diplomate, journaliste, préfet de l’Aisne qui organisa la résistance aux troupes prussiennes en 1870.
Au n° 3 : Eugène Sartory (1871-1946), célèbre archetier d’art et Max Aub (1903-1972) poète, essayiste, du côté des Républicains lors de la guerre civile espagnole de 1936, déporté puis réfugié au Mexique. On pourrait ajouter Alexandre Dumas père et Adolphe Adam (compositeur).
Sans plaque les mentionnant :
Au n° 4 : Catulle Mendès (1841-1870) : poète, romancier, dramaturge.
Au n° 5 : Eugène le Poittevin (1806-1870) peintre surtout connu pour ses marines.
Verdi et sa compagne Giuseppina Strepponi.
Joseph Schreiber et son épouse Clara (grands-parents de Jean-Jacques et Jean-Louis Servan-Schreiber) commerçant (adresse incertaine au 10 ? 12 ? 11 bis ?).
Au n° 11 : Simon Badinter (père de Robert Badinter), pelletier fourreur, s’y installe à son arrivée de Bessarabie
Le rôle du duc d’Orléans
La rue d’Enfer va prendre au moment de la Révolution un nouveau nom car beaucoup d’habitants sont mécontents du nom de rue « d’enfer », peu flatteur.
Ce nouveau nom de rue Bleue ne serait donc pas lié à un événement plus tardif, comme cela figure dans le Dictionnaire administratif et historique des rues de Paris de Félix et Louis Lazare (1844) : présence en 1802 d’une manufacture de boules d’indigo qui déteignaient et coloraient en bleu les ruisseaux du secteur…
C’est au duc d’Orléans, père du futur roi Louis-Philippe, mais aussi Grand Maître du Grand Orient de France créé en 1771, que l’on doit ce changement de nom.
Peu avant la Révolution, Philippe duc d’Orléans, promoteur de la grande opération immobilière du Palais-Royal connaissait, sous le pseudonyme de chevalier de Saint-Sault, une vie sentimentale agitée avec une danseuse qu’il logeait rue de Paradis, puis avec une maîtresse de petite noblesse (mais de grande beauté) qui habitait au n° 11 de la rue d’Enfer.
Il s’agissait de Marguerite Françoise de Bouvier de la Mothe de Cépoy, comtesse de Buffon (belle-fille du naturaliste).
On prête d’ailleurs au duc ses propos :
Comtesse, vos beaux yeux savent changer l'enfer en paradis, et ils sont bleus. Voulez-vous que la rue prenne la même couleur ? L'enfer en sent jaloux comme le diable ; mais j'ai assez de crédit pour arranger l'affaire.
Pour la comtesse de Buffon, le duc d’Orléans fit donc changer le nom de la rue par un arrêt du Conseil du roi le 19 février 1789 : La rue d’Enfer s’appellera désormais rue Bleue, nom qui se retiendra plus facilement que tout autre, attendu que dans le même quartier, il y en a une qui porte le nom de rue Verte (pas vraiment à proximité cependant, l’actuelle rue de Penthièvre est dans le 8e).
Évoquant cette liaison, Choderlos de Laclos écrira même au duc d’Orléans :
J'ose croire, Monseigneur, que ma lettre vous parviendra dans l'un des rares moments où Madame de Buffon laisse votre corps et votre esprit libres ».
Jugement du duc à l'un de ses correspondants :
Grace Elliott, autre maîtresse du duc d’Orléans, eut aussi ce commentaire : A cette époque, il était amoureux fou de Madame de Buffon, la menant tous les jours promener en cabriolet et le soir à tous les spectacles. Il ne pouvait donc s’occuper de complots ni de conspirations.
Elle se trompait : son nouveau nom, Philippe-Égalité, pris à la Révolution, et son élection comme député, (il avait même voté la mort de Louis XVI, pourtant son cousin) ne lui évitera pas la guillotine en 1793 …
À noter aussi que Talleyrand âgé de 26 ans, alors abbé de Périgord et Agent Général du clergé, connut cette même comtesse de Buffon au début des années 1780 (avant le duc d’Orléans) …
Talleyrand tenait tellement à cette madame de Buffon que, Philippe-Égalité ayant été guillotiné, et elle-même se trouvant dans « une grande pénurie » à l’époque du Directoire, il ira jusqu’à lui proposer de l’épouser, en vain !
Nous arrivons rue Riboutté qui onne désormais sur la rue La Fayette percée ici en 1859, et le square Montholon, dont le nom peut être attribué vraisemblablement au controversé général qui accompagna Napoléon à Sainte-Hélène, Charles-Tristan de Montholon mais surtout qui partagea la captivité du futur Napoléon III à Ham en 1840.
Ouvert en 1863 par Alphand, le square Montholon coupe en deux la rue du même nom et fut le premier square à bénéficier de l’éclairage électrique en 1900.
© Emmanuel Fouquet
Au coin de la rue
bleue subsiste l’ancienne mosaïque des années 30 de l’ancienne agence n°83 des Postes-Télégraphe-Téléphone.
En 1818 une distillerie d’eau de Cologne s’était installée rue Riboutté et allait dégager jour et nuit une fumée épaisse et déverser rue Bleue des écoulements brûlants et malodorants avant que son propriétaire ne tombe en faillite.
Une rue à la mode 1820 -1870
La rue Bleue allait connaître un vif engouement dès la Restauration, et particulièrement lors de la Monarchie de Juillet, avec des salons où se pressaient la bonne société cultivée de l’époque.
Alexandre Dumas, qui menait là grand train, a écrit à ce propos : la rue Bleue tenait, à cette époque, au plus beau quartier de Paris. On se dispute, sans regarder au prix, ses petits hôtels et ses appartements de tous les étages, tant que des femmes d'esprit et de jolies femmes y reçoivent et y sont reçues, avec cette radieuse élégance qui pare non seulement le salon, mais encore la maison et, qui plus est, la rue (Impressions de voyage).
Au n°13 de la rue, le long et étroit passage pavé qu’on y trouve encore mène au secret Hôtel Bony, du nom d’un riche spéculateur de l’époque désireux d’être à la mode (voir plus haut, 2 rue bleue).
© Emmanuel Fouquet
Construit en 1824, il bénéficie d’un bel ordonnancement de style néo-palladien superposant les ordres doriques, ioniques et corinthiens, sur ses deux façades. L’entrée, dotée d’un élégant avant corps central, se situa ensuite en 1853 au 32 de la rue Trévise, ouverte elle en 1836, rue qui croise la rue Bleue.
Œuvre de référence de la dernière période du néo-classicisme français, l’hôtel est classé Monument Historique depuis 1976, alors qu’il était dans un état de dégradation avancé, et après avoir été le siège de la communauté arménienne de Paris, et où fut créé là en 1925 le premier quotidien arménien Haratch (En avant !). Le lieu est malheureusement à nouveau caché par des bâches, une importante restauration et transformation des parties annexes ayant débuté.
La visite se poursuit alors sous une pluie de plus en plus forte …
Au n°15, s’élève un immeuble dont la façade à balustres, abrite encore au troisième étage quatre belles statues à l’antique dans des niches.
C’est là, au premier étage, qu’Alberthe de Rubempré tenait salon en 1829 et recevait notamment Prosper Mérimée ou Eugène Delacroix (son cousin) dont elle était la maitresse.
Mérimée écrit : Beyle (Stendhal) en est amoureux fou et il y passe toutes ses soirées ; c’est une femme extraordinaire, très spirituelle, jolie et brouillée avec son mari.
Elle n’a alors que 24 ans, Stendhal 42, et c’est une belle et originale femme, éprise d’occultisme (la sanscrit, comme elle était surnommée).
Delacroix évoquera dans ses Mémoires le lieu et la personne : Je me rappelle encore cette chambre tapissée de noir et de symboles funèbres, sa robe de velours noir et ce cachemire rouge roulé autour de sa tête…
Il fit en effet connaitre à Stendhal cette Madame Azur, comme celui-ci allait l’appeler, et avec laquelle il eut une très brève aventure durant le mois de juin 1829, au moment où il publiait Promenades dans Rome et préparait Le Rouge et le Noir.
Le personnage de Mathilde de La Mole du roman serait la représentation de cette femme fatale et Stendhal a également utilisé dans le même roman le nom de Rubempré pour évoquer une vieille dévote (par vengeance à la suite de sa liaison trop vite interrompue ?).
Alberthe épousera par la suite Adolphe de Mareste, autre ami de Stendhal, et portera alors le titre de baronne avant de décéder à Nice.
Aujourd’hui l’immeuble a été restauré pour accueillir des logements sociaux et une crèche.
AU n°17, le groupe arrive devant un sobre immeuble Restauration avec sa façade en pierre de taille, rythmée par cinq arcatures en plein cintre englobant le niveau d'entresol.
Une fois franchi le passage cocher, on trouve une longue cour pavée et arborée donnant à l’ensemble un petit air provincial.
La Maison de la Culture Arménienne est toujours le centre de la vie associative de la diaspora, après avoir occupé l’hôtel Bony pendant des années. Plusieurs associations y ont leurs locaux, on y trouve également une bibliothèque au 2ème étage et une cantine permet également de s’y restaurer.
© Emmanuel Fouquet
On y trouve aussi une maison qui aurait été habitée par le fils d’Oberkampf, manufacturier introducteur en France de l’industrie des toiles imprimées, à qui il avait succédé en 1815. Cette maison aurait été édifiée à partir de matériaux provenant de la muraille de Charles V démolie par l'explosion de la rue Saint-Nicaise (attentat contre Bonaparte, premier consul, le 24 décembre 1800).
Cette adresse allait ensuite connaitre une soudaine et brève notoriété :
Adelaïde De Chaux, veuve à 19 ans de l'illustre général Hoche, avec qui elle s’était mariée en 1794 à 16 ans, venait faire là des séjours chez sa fille Jenny, future comtesse des Roys, qui y habitait.
Bien peu de temps après les journées de juillet 1830, Jenny, âgée de 34 ans et d’une rare beauté, reçut en effet la visite du nouveau roi, Louis-Philippe, lui-même âgé de 57 ans, halte trop longue pour être de la simple courtoisie…
La lignée mâle des Orléans allait donc fréquenter une galante compagnie à quelques dizaines d’années près, comme à quelques dizaines de mètres de distance seulement !
Au n°19, belle et élégante façade de l’immeuble, agrémentée de pilastres ouvragés au quatrième étage, lui-même surmonté d’un balcon filant, est ornée d’une série de quatre petites têtes sculptées de style néo-Renaissance propre à la Monarchie de Juillet, qui encadre les fenêtres du deuxième étage.
Au n° 25, bel exemple de l’évolution du quartier avec cet immeuble industriel construit en 1911 par l’architecte Henri Bertrand. Son originale façade mélangeant la fonte, le verre et la pierre, fut sculptée par Cochi pour la maison Le Claire, fondée en 1826, fabrique de papiers peints et de produits pour le bâtiment.
© Emmanuel Fouquet
Son nom figure encore au balcon du dernier étage et un grand médaillon montre le profil de son fondateur, Edme Jean Leclaire (1806-1872), précurseur social qui avait instauré dès 1838 la participation du personnel aux bénéfices, avec sa « Société de prévoyance et de secours mutuel pour les ouvriers peintres de la maison » !
En 1848, fut même créée « l’association de l’ouvrier aux bénéfices du patron », paternalisme social en réponse aux journées révolutionnaires de cette année-là ?
Celui-ci obtint la Légion d’Honneur le 2 mai 1849, pour avoir introduit l’emploi du blanc de zinc en remplacement de la céruse de plomb à l’origine du saturnisme.
Après avoir abrité la Maison du Nord-Pas-de-Calais, l’immeuble est le siège aujourd’hui de GACD, Groupement d’Achat des Chirurgiens-Dentistes.
La visite s’achève alors, le groupe capitulant devant une pluie décidément trop forte qui ne permet pas de s’attarder sur les derniers sites prévus mais dont on trouve cependant l’évocation ici.
Au n° 27, de l’occultisme encore au premier étage (après « la sanscrit », au 15 de la rue, en 1829), lieu où s’exercèrent en effet de 1935 à 1941 les activités nécromanciennes du « temple d’Al », société fondée en 1889 : « où Mme Braive, une blonde de type vénusien, sous le nom de Floriane, faisait de la voyance ». On a parlé alors de véritables messes noires qui justifièrent la fermeture.
Le bâtiment lui-même, typique de la Restauration avec ses fenêtres à frontons aux formes variées, présente encore une belle cour carrée qui a conservé son pavage d’époque et des communs occupés pendant le Premier Empire par le carrossier des Maréchaux.
© Emmanuel Fouquet
Au rez-de-chaussée, une supérette a maintenant remplacé le « Massis bleu », magasin emblématique de la rue, spécialisé dans les produits d’origine grecque et arménienne pendant plus de cinquante ans ….
En face du n° 27, à la hauteur du n° 22 se trouvait la maison de Barras, membre éminent du Directoire, qui avait eu comme maîtresse à cette époque Joséphine de Beauharnais, un temps la rivale d’Adelaïde de Chaux, l’épouse de Hoche (voir plus haut) !
Il y habita à son retour de disgrâce à la fin de l’Empire, en 1815. La maison fut ensuite remplacée par un bel immeuble construit en 1865 après le percement de la rue La Fayette en 1859, dont on remarque à l’angle le pan coupé à têtes de lions.
© Emmanuel Fouquet
Dans l’immeuble du n° 29, qui fait désormais le coin avec la rue La Fayette côté rue Saulnier, habita Léon Gozlan, romancier, secrétaire de Balzac, qui lui succéda à la présidence de la Société des Gens de Lettres. Se cache dans la petite cour une jolie fontaine au triton.
Au n°30, vint donc habiter de 1833 à 1837 Alexandre Dumas père, où il écrivit Kean au début de sa carrière, premier auteur de l’époque romantique à entrer à la Comédie Française, après avoir quitté la rue Saint-Lazare.
Cette adresse n’existe plus aujourd’hui du fait du percement d’une portion de la rue La Fayette en 1859, entre la rue du Faubourg-Montmartre et la rue du Faubourg-Poissonnière, dans le cadre de la transformation de Paris par Haussmann.
Au n°34, habita le peintre et portraitiste Jean-Jacques Henner, prix de Rome en 1858 (adresse disparue pour les mêmes raisons).
Les travaux d’Haussmann ont ainsi fait perdre une douzaine d’immeubles à la rue Bleue réduisant sa longueur de 306 m à 250 m, ne subsiste que celui de l’actuel 65 rue La Fayette qui abritait la « Brasserie des Trois Portes » il y a encore une dizaine d’années, pour être remplacée depuis par une antenne d’un géant de la restauration rapide !
Sur la petite esplanade ainsi créée se trouve aujourd’hui la station de métro Cadet de la ligne Opéra-Porte de la Villette, ouverte en 1910 (ligne 7), avec son entrée Guimard restaurée.
En 1860, sous le Second Empire, la rue a été rattachée au 9ème arrondissement, nouvellement créé.
La rue qui aboutissait donc auparavant rue Cadet (voir plan Maire de 1808), croisait aussi la rue Saulnier (du nom tous deux de maîtres jardiniers au XVIIe siècle) créée en 1780, alors passage fermé par une grille (comme la Cité Trévise).
Cette voie, très prisée au XIXe siècle, abrita d’abord au milieu du XVIIIe une « Folie » du duc Louis-Philippe d’Orléans, dit « Le Gros », dont il ne reste qu’un escalier dissimulé au n°19. Puis habitèrent là, Rouget de Lisle au 21, Offenbach au 23, de 1844 à 1856, Jules Verne au 18, Delacroix, comme plus tard Von Dongen, y eurent enfin leurs ateliers …
Reste à espérer maintenant que lors d’une prochaine visite, la météo sera plus favorable !
Hélène Tannenbaum et Emmanuel Fouquet
Photos © Emmanuel Fouquet
Catégorie : - Echos du Terrain
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