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Le Mur des Fermiers généraux dans la partie nord de la capitale

Le Mur des Fermiers généraux dans la partie nord de la capitale

par Momcilo MARKOVIC

Le 22 juin 1790, l’Assemblée nationale adopte le décret relatif à l’organisation municipale de Paris qui divise notamment la ville en quarante-huit sections, détaillant les limites de chacune d’elles. L’article 3 précise que « la commune ou Municipalité de Paris sera renfermée dans l’enceinte des nouveaux murs […] ». Les législateurs entérinent un projet qui a germé à la fin des années 1770 dans les arcanes du pouvoir : fixer définitivement une ligne de démarcation physique entre la capitale et la banlieue, espérant éviter ainsi une croissance considérable de la ville. Commencée à la fin de l’Ancien Régime, dès le début de l’année 1785, l’enceinte aurait dû être achevée dans le courant de l’année 1789, mais les événements révolutionnaires de l’été ont retardé son achèvement de plus d’un an. Cette considérable entreprise de l’Etat royal ne peut s’apprécier que si l’on comprend que cette muraille n’a aucun but défensif, au contraire de celles du Moyen-Âge. L’objectif est, ici, tout autre et se présente sous deux aspects majeurs : donner à la ville des entrées somptueuses en l’inscrivant dans une histoire architecturale unique tout en percevant des impôts indirects, indispensables à la monarchie. La clôture de Paris, telle que la nomment de manière impersonnelle les documents officiels, n’est nullement un assemblage rudimentaire de planches ou de grilles. La mémoire collective a retenu une appellation plus explicite qui attribue la paternité de l’édification à un groupe de financiers, les Fermiers généraux, d’où son nom de Mur des Fermiers généraux[1].

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L’évolution de l’espace parisien de 1785 à nos jours

Les limites fiscales et les barrières au XVIIIe siècle

Les barrières et les bureaux de perception existent au moins depuis le début du XVIIIe et coïncident avec les limites de la ville. Sans former une démarcation nette avec la banlieue, les barrières permettent du moins de circonscrire le territoire fiscal de Paris. Les barrières sont des points de passage et de contrôle des marchandises qui pénètrent dans la ville. Ainsi, toute personne qui souhaite entrer dans la ville, chargée de denrées ou de matériaux, doit au préalable se rendre dans le bureau de perception (la barrière) et payer une taxe, appelée droits d’entrée. Les contemporains, pour désigner ces taxes, parlent également de droits d’octroi, même si cette dernière appellation n’est pas appropriée car elle correspond à des taxes que les villes ont obtenu de lever elles-mêmes pour subvenir à leurs besoins, ce qui n’est pas le cas pour Paris puisque les taxes sont fixées et perçues par la Ferme générale.

Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les boulevards du Midi ou Nouveau Cours servent à délimiter la ville et les barrières y sont fixées. Ainsi, sur la partie méridionale, la première barrière est disposée près du fleuve sur le quai de la Grenouillère (quai d’Orsay), à l’est de l’esplanade des Invalides. Les barrières sont ensuite positionnées sur le Nouveau Cours (actuel boulevard des Invalides), puis sont établies sur le boulevard planté (boulevard du Montparnasse) et aboutissent au sud de l’hôpital de la Salpêtrière. Au total, plus d’une vingtaine de barrières constituent le bornage fiscal dans cette partie de la ville.

Pour la partie septentrionale, le décompte est plus problématique car de nombreuses barrières sont déplacées ou créées dans de nouveaux endroits en fonction de l’accroissement urbain. Une trentaine de barrières sillonnent la partie septentrionale, débutant sur la rive droite, à l’extrémité ouest du Cours-La-Reine (actuel pont de l’Alma) avant de continuer sur la route de Saint-Germain (au niveau du métro Georges V) pour aboutir au sud du jardin du duc de Chartres (parc Monceau). Les limites fiscales de la ville forment alors un arc-de-cercle, passant au sud de la butte-Montmartre et du clos Saint-Lazare, avant de continuer à l’est vers l’hôpital Saint-Louis. A partir de là, le tracé fiscal borde l’actuelle rue Saint-Maur et se prolonge au niveau de la place du Trône (place de la Nation) pour aboutir au quai de la Râpée. En comptabilisant les deux portions de l’espace parisien, c’est environ 55 barrières qui ponctuent la démarcation de la ville.

Les limites fiscales au nord de la ville :

 les quartiers de la Pologne, du Faubourg-Poissonnière et de la Nouvelle-France.

                     Aux limites nord de la ville et hors barrière, la physionomie des espaces est plus malaisée à retrouver. Des voies nouvelles sont ouvertes et modifient l’aspect général de la ville. Entre les années 1740 et 1780, la transformation gagne ces lieux périphériques. Trois espaces, proches les uns des autres, tendent à être englobés à la ville : la Pologne, le Faubourg-Poissonnière et la Nouvelle-France. Hors de la ville, ces zones sont encore consacrées aux cultures agricoles et maraîchères. Mais face à la spéculation foncière, les terres laissent progressivement la place à un bâti plus dense. A proximité de la chapelle Sainte-Anne, trois nouvelles rues (Montholon, Papillon, Riboutté) sont ouvertes au début des années 1780 sur des terrains appartenant à l’architecte Nicolas Lenoir. Délimitée au nord par la rue de Bellefond, la Nouvelle-France se prolonge au sud jusqu’à l’actuelle rue Bleue et se termine, à l’ouest, à proximité de l’église Notre-Dame de Lorette. Ces différents espaces, à force de se construire, acquièrent une certaine individualisation et une homogénéité, donnant naissance au désormais Faubourg-Poissonnière.

Les quartiers de La Pologne, du Faubourg-Poissonnière et de la Nouvelle-France, particulièrement surveillées par les autorités, sont réputés être des zones de fraude majeure malgré la présence de la caserne des Gardes-françaises, située au sud de l’enclos de Saint-Lazare et celle, située à l’ouest, au niveau de la rue Pépinière. Entre l’actuelle place Trinité-d’Estienne d’Orves jusqu’à l’angle de la rue La Fayette et de la rue du Faubourg Poissonnière (en passant par la rue Saint-Lazare), pas moins de sept barrières sont installées où les employés de la Ferme surveillent les agissements de la population et tentent de circonscrire la fraude et la contrebande.

Tout en ne faisant pas partie fiscalement de Paris, ces espaces sont cependant intégrés à la ville. Les commis de la Ferme n’hésitent pas à investir des lieux situés dans les faubourgs, à l’extérieur de la ville. La Ferme sait où frapper, connaît les quartiers, identifie les maisons qui sont susceptibles de contenir des marchandises illicites. Certaines rues sont synonymes de fraude.

La rue de Bellefond concentre à elle seule ces divers aspects. Voici une voie à l’extérieur de la ville, éloignée de quelques pas de la capitale, regorgeant de plusieurs dizaines de débits de boissons. De part et d’autre de la rue de Montholon, deux barrières en ferment l’accès : la barrière Sainte-Anne, à l’est ; celle de Rochechouart, à l’ouest. La rue Bellefond, en pente, aboutit dans la rue Sainte-Anne. Les travaux de l’édification du Mur des Fermiers et des bâtiments n’ont pas encore débuté dans cette partie de la capitale en 1786. Ces entrées dans la ville sont l’objet d’une attention particulière de la Ferme où des patrouilles veillent étroitement et inspectent les maisons[2].

Voici nos commis de la Ferme, en cette nuit d’été, vers 22h30, surveillant cette section de la banlieue. Ils sont quatre, se cachant des regards indiscrets, attendant qu’une porte s’ouvre, guettant le premier venu qui transporte un objet suspect. Ils voient arriver du côté de la rue Rochechouart un homme qui porte un baril sur l’épaule. Ils ont enfin leur fraudeur ! Il suffit de le suivre sans attirer l’attention, observer et attendre le bon moment. L’individu s’engouffre à l’intérieur d’un cabaret de la rue de Bellefond. L’endroit est fréquenté malgré l’heure tardive et il est notoirement réputé pour abriter la fraude. Le débit de boissons, l’Aventure, appartient à un certain Boyer. Demandant au marchand de vin à perquisitionner, c’est une fin de non-recevoir qui cingle. Boyer n’a guère le temps de rétorquer, son épouse le fait à sa place et se dresse devant les employés, leur refusant l’accès à leur domicile. Les clients, accoudés au comptoir ou attablés, réagissent et font front commun. Certains se lèvent, entourent les employés et leur barrent le passage pour une hypothétique entrée en force. Après les signes de mécontentement, voilà les insultes qui fusent, suivies de menaces. Le garçon du marchand de vin s’empare d’un gros bâton ; son maître, Boyer, sort un « couperet » de sa veste. Les employés reculent et sortent du cabaret où la porte est aussitôt refermée. Les commis ont renoncé provisoirement à investir les lieux, à cause d’une infinité de particuliers et de particulières buveurs, dont une « partie [est composée] des fraudeurs habituels ». Le sous-brigadier des Fermes fait appel aux gardes-françaises de la rue Poissonnière qui débarquent quelques minutes plus tard. À leur tête, le brigadier de la section, accompagné de quatre hommes, frappe à la porte du cabaret. L’ambiance est tout autre. L’épouse Boyer continue à vomir des insultes à l’encontre du chef des employés, mais plus personne ne bouge dans la salle. L’uniforme et la présence des forces de l’ordre calment temporairement les ardeurs des buveurs qui regardent, interloqués, l’intrusion des employés. Talbot, le sous-brigadier de la Ferme, peut enfin mener son inspection comme il l’entend, protégé par les militaires. Ses pas le mènent à l’arrière du bâtiment. Là, où l’illicite se cache, où les manipulations de barriques, de barils et de vessies sont soustraites au regard inquisiteur des employés.

Chaque bâtiment ou maison possède de l’autre côté de la façade son univers clos : un jardin qui donne sur d’autres bâtiments ou sur des terres maraîchères (les marais de Montholon). Mais le jardin sert à bien d’autres pratiques, moins respectables. Le sous-brigadier subodore la fraude qui s’exerce sur ces terrains. À peine entrés dans le jardinet, les commis et les gardes-françaises remarquent une échelle posée sur un mur contigu qui permet d’opérer en toute discrétion et de se mouvoir de maison en maison, à l’arrière et dans les cours intérieures. Près du mur, huit barils remplis n’attendaient que leur déménagement vers d’autres directions du quartier. Continuant leur investigation, dans la cave, puis dans la serre, les employés n’ont aucun mal à dénicher au total 26 barils remplis d’eau-de-vie. Les employés dressent donc un procès-verbal de fraude et saisissent la marchandise. 

Nouveau plan routier de la ville et faubourgs de Paris avec ses principaux édifices,

année 1787, par M. Pichon, Ville de Paris/BHVP.

Commentaire de l’illustration : [Les barrières sont indiquées par « Ba ». Elles sont positionnées au sud de la rue de Clichy et de la rue de la Croix Blanche, en bas de la rue des Martyrs, à l’est de la rue Coquenard (actuelle rue Lamartine), au sud de la rue Rochechouart et dans la rue Sainte-Anne (actuelle rue du Faubourg-Poissonnière) où l’on trouve deux barrières. Ainsi, au nord des rues Coquenard ou de Bellefond, les cabaretiers qui s’installent dans ces lieux ne paient pas les droits d’entrée, les débits de boisson se situant en dehors des limites fiscales de la ville].

Un chantier hors-norme

Si l’embellissement de la capitale est un enjeu de taille pour les autorités, cet aspect ne demeure pas prioritaire : c’est bien la fraude qui préoccupe avant tout la Ferme générale. Dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, le produit des droits d’entrée à Paris atteint difficilement 36 millions de livres (les boissons représentant plus de 55% des taxes parisiennes), ce qui représente néanmoins 7% du total des recettes de l’Etat royal. Pour le gouvernement et la Ferme qui espéraient un revenu de 48 millions, le manque à gagner de 12 millions n’est pas supportable et il faut impérativement s’atteler à fixer des limites claires, entre la ville et la banlieue, faciles à surveiller, en évitant les pratiques frauduleuses des habitants qui ne s’acquittent pas des droits d’entrée des marchandises.

Bon nombre de responsables, dont Lavoisier, fermier général, cherchent ainsi une solution à la fraude en envisageant de construire une enceinte de murs sur tout le périmètre urbain. Pour s’atteler à cette œuvre hors du commun, la Ferme fait appel à l’architecte Claude-Nicolas Ledoux. Les travaux commencent sur la rive gauche à partir de l’automne 1784 et débutent sur la rive droite en 1787.

Ledoux laisse libre cours à ses envies qui lui permettent de concrétiser un rêve qu’il avait commencé à mettre en œuvre une dizaine d’années plus tôt lors de la construction de la saline d’Arc-et-Senans. A Paris, comme en Franche-Comté, l’architecte fonde sa démarche à la recherche d’une ville idéale où les aspects politiques et économiques doivent être en symbiose avec les aspects sociaux et moraux. Les barrières sont ainsi des édifices majestueux et luxueux qui s’inspirent des Propylées d’Athènes. Les emprunts à l’Antiquité grecque ou romaine participent au souffle créateur de Ledoux. Les bâtiments se déclinent en rectangle, en carré, en triangle, en croix grecque avec une coupole. Les pavillons sont composés de péristyles aux colonnes doriques, toscanes, carrées, à bossage ou couplées.

Une image contenant texte

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AN, F7/477411, Papiers Ledoux.

Commentaire de l’illustration : [« Les propylées d’Athènes présentent une façade de six colonnes sans bases. Ce genre de monument portait un caractère très prononcé parce qu’il était vu de loin. Il a été construit sous Périclès. Les Athéniens s’en glorifiaient. Le mot de propylées vient de […] porte d’avant ou […], piliers d’avant] ».

La construction du Mur des Fermiers

dans la partie nord de la ville

Lorsque la totalité de la clôture fiscale est mise en service en 1790, 55 barrières sont prévues sur le pourtour parisien : 35 barrières sont implantées dans la partie septentrionale sur une longueur de 16 km alors que la partie méridionale compte 20 barrières qui s’allonge sur 8 km. Toutes les barrières disposent de guérites en pierre (postes de surveillance et d’inspection) aux entrées de la ville. Comme l’a souhaité Ledoux, les bâtiments de la clôture sont à la fois des lieux de perception des taxes et des lieux de vie pour les employés de la Ferme.

Dans la partie nord de la capitale, entre la place de Clichy et l’actuel boulevard de Magenta, six barrières sont pressenties. En 1789, lorsque la Révolution éclate, seule la barrière de Clichy est entièrement terminée, la construction des autres bâtiments du Mur des Fermiers prend du retard et les édifices ne seront achevés que dans le courant de l’année 1790. L’annexion des communes voisines en 1860 et la « remonte » des barrières au niveau du périphérique actuel précipitent la destruction des édifices du Mur des Fermiers (à l’exception des rotondes du parc Monceau et de la Villette, des bâtiments des places de la Nation et de Denfert-Rochereau).

Le tracé du Mur des Fermiers généraux en 1789 et l’implantation des barrières

avant la construction du Mur dans la partie nord de la ville

[Commentaire de l’illustration : Lorsque l’édification du Mur est décidée en 1785, il est prévu d’augmenter la superficie de la ville : ainsi, entre les anciennes et nouvelles barrières, on « remonte » la clôture fiscale de plus de 800 m dans les parties septentrionale et méridionale].

Si la quasi-totalité des édifices dans la partie méridionale de Paris est l’œuvre de l’architecte Ledoux, il n’en est pas de même pour la partie septentrionale où bon nombre de bâtiments ne furent pas réalisés sur la base des plans de Ledoux (c’est le cas notamment des barrières Rochechouart et Poissonnière, édifiées dans les années 1820).