Juliette Drouet et Victor Hugo
Juliette Drouet voisine et compagne
de Victor Hugo dans le 9e arrondissement
Par Florence Naugrette *
Juliette Drouet en 1828, lithographie de Léon Noël
Le 19 juin 2019, le 9e arrondissement de Paris honorait Juliette Drouet en donnant son nom à la placette qui relie les rues Jean-Baptiste Pigalle et Catherine de La Rochefoucauld, devant l’immeuble où elle a vécu. Sur les cinquante années de leur relation, Victor Hugo comme Juliette Drouet ont habité en tout onze années dans le 9e arrondissement : sous la Seconde République, celle-ci loge Cité Rodier et lui rue Louise-Emilie de la Tour d’Auvergne. Au retour d’exil, en 1870, Victor Hugo est hébergé chez son ami Paul Meurice, 5, avenue Frochot et Juliette Hôtel Navarin, tout près, avant de déménager au Pavillon de Rohan rue de Rivoli. En septembre 1871, après un séjour au Luxembourg qui les a éloignés de la Commune, ils descendent à l’hôtel Byron, rue Laffitte, avant d’emménager presque en face l’un de l’autre : lui au 66, rue Catherine de La Rochefoucauld, elle au 55, rue Jean-Baptiste Pigalle. Ils quittent Paris pendant un an (1872-1873) le temps que Hugo retourne écrire Quatrevingt-treize à Guernesey. Au retour, les deux amants trouvent refuge dans le logement de la rue Jean-Baptiste Pigalle qu’elle avait gardé, avant de s’installer en famille au 21, rue de Clichy, en 1874. Ils quitteront cet immeuble en 1878, pour finir leurs jours dans l’ouest parisien. Onze ans dans le 9e arrondissement : entre le cinquième et le quart de leur vie commune, et le septième de la vie de Juliette Drouet.
La compagne du siècle
Orpheline indigente, fille d’artisans toiliers bretons morts quelques mois après sa naissance, Juliette, recueillie par son oncle et sa tante, est élevée en Bretagne. Montée à Paris, elle est placée dans un couvent d’où elle sort à quinze ans presque inculte et sans ressources. Très jolie, seule, désarmée, elle est réduite à la prostitution, connaît la vie de bohème et artiste, a un enfant du grand sculpteur Pradier, s’endette, entretient des amants, est entretenue par d’autres, fait ses débuts d’actrice, prometteurs. Quatre ans plus tard, ayant grimpé rapidement les marches de l’art dramatique, du vaudeville au drame romantique, elle tient des emplois de jeune première à la Porte Saint-Martin.
C’est là, en 1833, qu’elle rencontre Victor Hugo, pendant les répétitions de Lucrèce Borgia, pièce dans laquelle elle interprète la princesse Negroni.
Leur liaison est à la fois exaltante et orageuse. Fourbue par le travail intense, victime de rivalités de clans, elle s’effondre à la fin de l’année dans le rôle de Jane qu’il a composé pour elle dans Marie Tudor. Elle ne se remettra jamais de cet échec. Pendant plusieurs années, engagée dans les troupes de la Comédie-Française d’abord, du théâtre de la Renaissance ensuite, elle n’y est jamais distribuée. Sa vocation n’est pas assez forte et Hugo préfère la savoir enfermée chez elle à l’attendre plutôt que soumise aux tentations du milieu théâtral où les mœurs étaient légères. Entretenue par l’écrivain, bientôt académicien (1841) puis pair de France (1845), elle devient une sorte de seconde épouse, qui habite non pas chez lui (il conserve une vie de famille bourgeoise avec sa femme et ses quatre enfants), mais à proximité. Elle trompe son ennui en lui écrivant tous les jours une ou plusieurs lettres pleines d’esprit et d’invention qui composent un journal épistolaire de 22 000 lettres[1], interrompu pendant chacun de leurs voyages d’été, en France ou à l’étranger. Hugo fait d’elle sa confidente, sa copiste, celle auprès de qui il trouve toujours réconfort et compréhension, même s’il la trompe sans qu’elle le sache avec des femmes du monde ou des actrices.
Victor Hugo, photographie d’Étienne Carjat, août 1872
Lorsqu’il part en exil, après le coup d’État du 2 décembre 1851, c’est donc à elle, et non pas à sa femme, ni à son autre maîtresse (une femme mariée, Léonie Biard), qu’il demande de le suivre. À Bruxelles d’abord (en 1852), puis à Jersey (de 1852 à 1855) et à Guernesey (de 1855 à 1870), Juliette reste en permanence à son côté, à quelques maisons de la sienne. Mme Hugo se lasse vite de Guernesey : éloignée des plaisirs, des mondanités, goûtant peu l’œuvre de son mari, elle a besoin de prendre l’air et se réfugie de plus en plus souvent dans les capitales, Bruxelles, Londres ou Paris. Juliette, qu’elle jalousait d’abord (parce que cette relation grevait le budget du foyer conjugal), finit par être acceptée : à la fin de sa vie, presque aveugle, Mme Hugo demande à la vieille compagne de son mari de lui faire la lecture, et recommande à ses fils de ne pas l’abandonner si leur père et mari venait à mourir.
À leur retour en France après l’exil qui prend fin, en septembre 1870, à la chute du Second Empire que Mme Hugo n’aura pas connue (elle est morte en 1868), Juliette et Hugo n’habitent pas tout de suite ensemble. Désormais héros national pour avoir résisté à l’oppression impériale, tenté de pacifier les esprits pendant l’occupation prussienne, protesté contre une paix indigne qui ressemblait à une capitulation, appelé à l’amnistie des communards, Hugo mène une vie mondaine et politique trépidante. Juliette continue à le soutenir dans tous ses combats et s’accroche à son rôle de copiste qui justifie à ses yeux sa présence auprès de lui. Après une grave crise du couple (en 1873), Hugo, qui ne peut se passer d’elle, s’installe définitivement avec Juliette, jusqu’à la fin de leurs jours. Pendant les dix dernières années de leur compagnonnage, elle est la maîtresse de maison, respectée de leurs nombreux hôtes. En témoignent, en 1883, son registre de condoléances (où se côtoient les noms des plus grands artistes, hommes politiques, savants et poètes du temps, de Rodin à Mallarmé, de Clemenceau à Alfred Nobel) et l’abondante presse qui rend compte de ses obsèques en louant sa douceur, son intelligence, sa patience et son dévouement.
Juliette Drouet en 1877, photographie anonyme
Cité Rodier, l’atelier du peintre
La révolution de 1848 chasse Hugo du quartier Saint-Antoine, où il habitait, place des Vosges, l’appartement qui accueille aujourd’hui une partie de la Maison de Victor Hugo. Il s’installe en famille 37, rue Louise-Emilie de la Tour-d’Auvergne, non loin de son autre maîtresse Léonie Biard (dont Juliette ignore l’existence), installée rue Notre-Dame-de-Lorette. C’est elle qui lui avait trouvé ce beau logement. Hugo choisit à son tour un petit appartement pour Juliette, sur le mont des Martyrs, Cité Rodier, 35 ou 37 rue Neuve-Coquenard prolongée, en haut de l’actuelle rue Rodier, 200 mètres à vol d’oiseau de chez lui.
Juliette se sent plus à l’abri des troubles à Montmartre que dans le Marais, mais n’y est pas plus heureuse : elle voit trop rarement son homme. Pris par ses activités de représentant du peuple, il est souvent à la Chambre, où il prononce d’importants discours pour l’abolition de la peine de mort, pour la république italienne, sur la liberté de l’enseignement (il y prône la séparation entre l’éducation religieuse, qui relève de la sphère privée, et l’instruction laïque), pour l’assistance publique, contre la déportation, pour la liberté de la presse. Victor Hugo est aussi très sollicité à l’Académie française et à la Société des Gens de Lettres. Accaparé par Léonie, il délaisse un peu Juliette, qui se divertit comme elle peut : celle-ci sort au cabaret, au théâtre ou à l’opéra avec sa cousine, va écouter de la grande musique avec ses amis Montferrier.
Son appartement n’est pas des mieux situés. On y sent parfois les effluves des abattoirs voisins, et l’on entend les sifflets de la gare du Nord. Cela n’empêche pas Hugo d’y installer son atelier de dessin. Lui qui perdait tous ses combats à l’assemblée, lui dont le roman Les Misères (premier titre des Misérables) avait été interrompu, en plein épisode des barricades de 1832, par celles de février 1848, lui à qui la mort de sa fille Léopoldine avait coupé les ailes du désir non d’écrire, mais de s’exposer publiquement, lui dont le théâtre vivotait de reprises, ne publiait plus depuis quelques années, mais retrouvait l’inspiration dans l’expérimentation graphique. Fréquentes en 1850, ces séances à son domicile enchantent Juliette, qui achète son matériel, le regarde faire, nettoie ses pinceaux, fait sécher les toiles, en les protégeant des maladresses de la servante et des indélicatesses du chat. Si elle s’en plaint par plaisanterie, c’est pour mieux réclamer un voyage à deux, dont elle avait bien besoin :
« Je sais bien que vous me donnez pour compensation le dégât de ma maison, mes porcelaines perdues, mes rideaux tachés par l’encre, mon parquet sale et mes tapisseries perdues par les éclaboussures de vos lavages. C’est bien quelque chose sans doute mais, voyez mon mauvais caractère, cela ne me suffit pas et je voudrais dix ou douze jours d’eau salée, d’arbres verts, d’horizons rouges et bleus, d’aubergistes jaunes, de viandes noires, de draps blancs, de Toto rose et de plaisirs de toutes les couleurs. »[2]
Fuligineux, bizarres, oniriques, symbolistes, les tableaux peints chez elle par Hugo ne suivent aucune loi. L’encre appliquée à la plume ou au lavis, par diffusion, taches, grattages, s’y mêle au crayon lithographique, gras ou de graphite, au fusain, à la gouache, à la suie, dans une « bousculade barbare »[3]. L’un d’eux représente une vue de Paris depuis leur quartier. On y distingue à l’horizon les tours de Notre-Dame et le Panthéon, tombeau que la postérité lui choisira, peint dans le petit domicile qu’il a élu pour elle.
Vue de Paris, tableau de Victor Hugo, 1850 (© Maison Victor Hugo)
Paris assiégé
Ayant suivi Hugo en exil après le coup d’État de 1851, Juliette ne se sépare pas tout de suite de son logis cité Rodier. Elle confie à une amie le soin de l’entretenir, jusqu’à ce qu’elle se résolve, après leur installation à Guernesey, prévue longue, à résilier son bail et faire venir ses meubles et bibelots : certains arrivèrent dans un piteux état. On ne devait pas revoir Paris avant longtemps. Hugo attendait la chute de l’Empire, fidèle à sa promesse formulée dans Châtiments : « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là. » Aussi est-ce après la défaite de Sedan, en septembre 1870, qu’ils reviennent à Paris, où le héros de la résistance à l’Empire est accueilli triomphalement gare du Nord. Il s’installe chez son ami Paul Meurice, 5, avenue Frochot. Après un bref séjour à l’Hôtel Navarin, Juliette rejoint le fils Hugo, Charles, sa femme et ses enfants au Pavillon de Rohan, rue de Rivoli. Mme Hugo est morte (en 1868), et Juliette cultive l’art d’être grand-mère auprès des petits Georges et Jeanne.
Dans Paris assiégée par les Prussiens, Hugo reçoit chez ses amis Meurice des patriotes, artistes, actrices dont Juliette est jalouse, militants radicaux, dont de futurs communards qu’il tente de détourner de l’action violente, lui qui reste fidèle au gouvernement de Défense nationale où il a refusé d’entrer. Il prête son nom à un canon, à un orphelinat, à un ballon-poste, et même à une partie du boulevard Haussmann. Les temps sont durs : la viande vient à manquer, puis c’est le beurre, le lait, le fromage et les œufs qu’on ne trouve plus. On mange les animaux du Jardin des Plantes, du chien, du rat, « de l’inconnu »[4]. On renonce au pain blanc pour le pain bis, puis au pain bis pour le pain noir, puis au pain noir pour les biscottes. Le départ de l’Assemblée pour Bordeaux, où toute la famille émigre, met fin aux privations.
55, rue Pigalle, Flaubert et Verlaine à sa table
A la mort de Charles Hugo, la famille rentre précipitamment à Paris, où celui-ci est alors enterré au Père-Lachaise le 18 mars 1871, premier jour de la Commune. Les insurgés saluent le cortège et le père affligé. On part ensuite en Belgique, régler les affaires qu’il avait laissées en plan ainsi que ses dettes. Puis on se réfugie au Luxembourg et on ne revient à Paris qu’à l’automne. Hugo s’installe au 66, rue Catherine de la Rochefoucauld, et Juliette en face, au 55, rue Pigalle. C’est chez elle et non pas chez lui qu’il reçoit. Dans sa petite salle à manger qui peut difficilement accueillir plus de dix personnes, on est souvent plus nombreux. Il y a là la fine fleur de la jeune littérature, dont Flaubert, les parnassiens, Verlaine, le vieux compagnon Gautier, le comte d’Alton-Shée, pair de France devenu républicain et socialiste, le collectionneur Burty, qui avait découvert et fait connaître les talents de Hugo dessinateur, Richer, directeur d’un journal féministe dont Hugo soutenait la cause, et des hommes politiques de gauche, dont le jeune Gambetta, Schœlcher, qui a fait voter l’abolition de l’esclavage et le médecin Naquet, partisan de l’égalité hommes-femmes, du rétablissement du divorce et de l’union libre. Hugo ne cesse, à cette époque, de réclamer l’amnistie pour les communards. Juliette le soutient dans son combat : en recopiant le poème qu’il consacre à Louise Michel plus grande qu’un homme, « Viro major », elle admire son ton révolté et sublime, « à vous en faire venir le pétrole à la bouche »[5]. La lutte pour l’amnistie lui ayant donné envie d’écrire un roman sur la Révolution française (ce sera Quatrevingt-treize), Hugo emmène alors Juliette à Guernesey pendant un an.
21, rue de Clichy, le grand salon
Au retour, en 1873, ils vivent enfin ensemble. Après une villégiature à Auteuil, ils se réinstallent à deux dans le logement de la rue Pigalle qu’elle habitait naguère seule, puis en 1874 emménagent, avec Alice (épouse du défunt Charles) et les petits-enfants, dans un vaste appartement de deux niveaux au 21, rue de Clichy, dans le même quartier.
Alice Hugo et ses enfants Jeanne et George, photographie d’Arsène Garnier, 1872
À l’étage de Juliette se trouve aussi le salon, où elle continue de recevoir une nombreuse société, dont 142 habitués, selon l’un d’eux qui décrit ainsi une soirée :
« Soulevez cette portière ; nous sommes dans le salon, tendu de tapisseries rouges à raies jaunes enguirlandées de fleurs.
Au milieu […], et le divisant en deux parties, se dresse sur un piédestal un chef-d’œuvre de l’art japonais, un éléphant au combat levant sa trompe menaçante et portant sa tour de bronze, au-dessus de laquelle descend le lustre de vieux Venise aux branches de couleurs variées, tordues en spirales et décorées de fleurs délicates.
Là-bas, dans le coin, à droite de la cheminée, presqu’au-dessous d’une admirable pendule Louis xv, sur laquelle est assis le Temps armé de sa faux traditionnelle, un canapé de velours vert, siège ordinaire et préféré du poète.
C’est là qu’il s’assied après dîner. […] Il est là, vêtu de son petit veston de la journée, sans cérémonie, familier, riant, causant avec tous ceux qui viennent le voir, comme s’ils étaient des égaux et des camarades.
[…] À la fin de la soirée, il offre le bras aux dames, l’on revient à la salle à manger où est servi un petit lunch, et là se continuent les histoires ou les discussions. Puis il est minuit, souvent minuit et demi ; on se lève ; le maître de céans reconduit ses convives, et dans l’antichambre il recommande gracieusement aux dames de se bien couvrir, et les aide lui-même à mettre leur manteau. »
Le Salon de la rue de Clichy, illustration de La Chronique illustrée, décembre 1875
Parmi les invités, la maîtresse de maison « porte comme un diadème royal sa couronne de cheveux blancs » [6]. À cette époque, Juliette était devenue une figure certes discrète, mais respectée, du Tout-Paris littéraire. Ceux qui l’ont connue soulignent la noblesse d’âme et l’esprit subtil de celle qui fut l’âme-sœur de Victor Hugo, son actrice, sa collaboratrice, sa documentaliste, sa copiste, sa première lectrice, sa boussole, son éternel recours.
*Professeur à Sorbonne Université, Membre de l’Institut Universitaire de France
Auteur de Juliette Drouet, compagne du siècle, Flammarion, 2022
[1] Juliette Drouet, Lettres à Victor Hugo, édition collective sous la direction de Florence Naugrette, Université de Rouen / Sorbonne Université, www.juliettedrouet.org
[2] Juliette Drouet à Victor Hugo, 24 septembre 1850 [transcription de Joëlle Roubine et Michèle Bertaux].
[3] Gérard Audinet, Victor Hugo. Dessins, Paris Musées, 2020, p. 143.
[4] Victor Hugo, Carnet, 30 décembre 1870.
[5] 10 février 1872 [transcription de Guy Rosa].
[6] Gustave Rivet, Victor Hugo chez lui, Dreyfous, 1878, p. 12-14 et 18.
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