Le Chasseur de Géricault
© J.F. Belhoste 2014 ©9ème Histoire 2014
LE CHASSEUR À CHEVAL DE GÉRICAULT (1812)
UN CHEF D'OEUVRE PEINT DANS LA MANUFACTURE DE TABAC
DE L'HÔTEL D'AUGNY
« On était en 1812. Le Salon allait ouvrir; Géricault qui se sentait de force, voulait exposer. Mais il lui fallait un sujet
On était bien las de la guerre en 1812; mais elle était pourtant la principale, et on peut dire l’unique préoccupation d’un peuple qui jouait de gré ou de force, et chaque jour, son sort dans les batailles. Avec son instinct de réalité, de la vérité actuelle et palpable, Géricault se tourna tout naturellement de ce côté. C’était d’ailleurs pour lui un prétexte pour peindre des chevaux
La première idée de son Chasseur lui vint un jour qu’il allait à la fête de Saint-Cloud. Il vit sur la route une de ces grandes tapissières, que les artisans de Paris louent à frais communs et transforment en omnibus dans ces occurrences, attelé d’un cheval gris, non point beau, mais plein de feu et d’une magnifique couleur. L’ardent animal, peu habitué à cet attelage, l’œil sanglant, la bouche écumante, la crinière au vent se cabrait au milieu de la poussière et sous un soleil éclatant. L’artiste avait trouvé son tableau
Une fois son projet à peu près arrêté, Géricault se mit à sa grande toile avec une ardeur extrême. Comme il n’avait pas d’atelier, il avait loué une arrière-boutique sur le boulevard Montmartre, à l’endroit précisément où se trouve aujourd’hui le passage Jouffroy
»
Géricault Le Chasseur à Cheval © RMN Paris
C'est ainsi que Charles Clément, le premier biographe de Théodore Géricault (1791-1824), narra dans son Etude biographique et critique parue en 1868 les circonstances de l’élaboration de la première grande œuvre de l’artiste exposée au Salon à partir du 1er novembre 1812 sous le titre Portrait équestre de M. D*** - Officier de chasseurs à cheval de la garde chargeant, qui se trouve aujourd’hui au Louvre. C. Clément ne nous dit pas comment Géricault avait trouvé des locaux pour installer son atelier, boulevard Montmartre, mais il fournit une indication précieuse sur son emplacement, l’endroit actuel du passage Jouffroy. Mais qu’y avait-il en 1812 à cette adresse ? C’est ce que nous allons chercher à savoir.
C’est en 1795 ou 1796 que la famille de Théodore Géricault, son père, sa mère et sa grand-mère maternelle - Louise Thérèse de Poix, veuve de Jean-Vincent-Charles Caruel - avaient quitté Rouen pour s’installer à Paris. Les raisons de ce déménagement sont connues. Le beau frère de cette grand-mère, Pierre-Antoine Robillard (1727-1802), qui avait été longtemps directeur de la manufacture de tabac de Dieppe pour le compte de la Ferme Générale, avait profité de la suppression du monopole du tabac en 1791 pour établir une manufacture privée à Paris, en louant les anciennes installations de l’hôtel de Longueville, place du Carrousel. C’est naturellement que n’ayant pas d’enfants, il associa ses neveux dans la Société qu’il créa en mars 1795, renouvelée d’ailleurs sous l’appellation « Robillard oncle, neveux et Cie » en octobre 1809 : d’une part l’un des fils de son frère ainé, Jacques Florent Robillard (1757-1834) qui devint régent de la Banque de France, d’autre part Jean-Baptiste Caruel, l’oncle de Théodore Géricault. C’est logiquement aussi que dans cette entreprise dont la base était largement familiale, Nicolas Georges Géricault, le père de Théodore, âgé en 1795 de 52 ans et qui avait été auparavant avocat à Rouen, se vit proposer un poste de trésorier (avec sans doute un intéressement dans la société). Les Géricault s’installèrent alors au 9, rue de l’Université à proximité de l’hôtel de Longueville. C’est là que Théodore passa son enfance, mis en pension vers 1797 dans une institution proche de la rue de Babylone, avant d’intégrer le lycée Louis-le-Grand (Lycée Impérial) en 1806.est ainsi que Charles Clément, le premier biographe de Théodore Géricault (1791-1824), narra dans son Etude biographique et critique parue en 1868 les circonstances de l’élaboration de la première grande œuvre de l’artiste exposée au Salon à partir du 1er novembre 1812 sous le titre Portrait équestre de M. D*** - Officier de chasseurs à cheval de la garde chargeant, qui se trouve aujourd’hui au Louvre. C. Clément ne nous dit pas comment Géricault avait trouvé des locaux pour installer son atelier, boulevard Montmartre, mais il fournit une indication précieuse sur son emplacement, l’endroit actuel du passage Jouffroy. Mais qu’y avait-il en 1812 à cette adresse ? C’est ce que nous allons chercher à savoir.
Cette année là, les choses évoluèrent aussi du côté de la Manufacture de tabacs. Elle dut quitter l’hôtel de Longueville dont le bail ne fut pas renouvelé pour s’installer rue Grange-Batelière dans l’ancien hôtel d’Augny, dont elle fit l’acquisition pour 390.000 F le 21 mai 1806, ainsi que plusieurs immeubles attenants. Le décès de la mère de Géricault en avril 1808 décida ensuite le père et le fils à quitter la rue de l’Université pour s’installer au 8, rue de la Michodière dans un immeuble appartenant à Charles Biancour, l’un des associés de la Manufacture, et se rapprocher ainsi du boulevard Montmartre (cf. gravure ci-dessous) auquel on accédait facilement par le boulevard des Italiens.
Le boulevard Montmartre
Théodore entretint d’excellentes relations avec sa famille, avec sa grand-mère Caruel notamment qui le chérissait tout particulièrement et avec laquelle il vécut rue de l’Université jusqu’à son déménagement rue de La Michodière. Il était très proche aussi de son oncle Jean-Baptiste Caruel avec lequel son père travaillait directement. L’homme avait été avocat au Parlement de Rouen, avant de se voir proposer par son oncle d’intégrer la Manufacture de Paris.
En mai 1807, âgé de 50 ans, il épousa Alexandrine Modeste de Saint-Martin, jeune femme de 22 ans, qui allait être d’une grande importance dans la vie du peintre puisqu’à une date inconnue, peut-être dès 1812 ou 1813, s’établit entre eux une liaison d’où naquit un fils dont elle accoucha secrètement en août 1818. Les Caruel résidaient dans l’hôtel d’Augny.
Alexandrine visiblement aimait la peinture. Dans son contrat de mariage, fait assez rare, elle fit apport d’une collection de tableaux, composée notamment de peintures flamandes. Il est vraisemblable qu’elle ait joué un rôle dans la vocation du peintre, et que ce soit elle, plutôt que son mari comme plusieurs biographes l’ont affirmé, qui le poussa à s’inscrire dans l’atelier de Carle Vernet à sa sortie du lycée en juillet 1808, tandis que son père le pressait d’entrer dans la Manufacture pour y suivre ses pas et recevoir une formation de caissier comptable (ce qu’il fit, du reste, quelque temps avec plus ou moins d’application).
La Manufacture de tabac Robillard et Cie
A partir de mai 1806, la Manufacture des tabacs où travaillait le père de Géricault s’installa, comme on l’a dit, près du boulevard Montmartre, rue Grange-Batelière dans l’ancien hôtel d’Augny.
L’immeuble avait été édifié entre 1746 et 1748 par le fermier général Alexandre-Marc-René Estienne d’Augny et, au décès de ce dernier en janvier 1798, était passé par héritage aux mains de cousins, entre autres Dominique Joseph Parron qui résidait alors à Narbonne. Il fut alors loué début avril 1798 à un marchand sellier carrossier Nicolas Duchesne, installé auparavant au 7, rue Le Peletier, qui fit l’acquisition peu après, en septembre 1801, des immeubles voisins dits Grand et Petit hôtels Mercy (aujourd’hui 16 et 14, boulevard Montmartre). L’hôtel d’Augny fut également en partie occupé par le marquis Sanguin de Livry qui y organisait durant la paix d’Amiens des jeux et bals masqués, appelés « bals des Étrangers ».
L’hôtel d’Augny avait son entrée 6 rue Grange-Batelière. Un grand porche ouvrait sur un passage pavé bordé d’arbres, donnant sur une grande cour à l’entrée de laquelle se trouvaient des écuries et des remises, et au fond le corps de bâtiment principal. Derrière s’étendait un grand jardin. Le côté gauche de la cour était flanqué d’un grand manège couvert.
Après avoir acquis ce grand hôtel en mai 1806, la Compagnie Robillard s’empressa de résilier le bail fait à Nicolas Duchesne, et d’y ajouter plusieurs immeubles mitoyens de sorte à constituer un grand ensemble immobilier. Elle acheta ainsi le 21 mai 1806 pour 100.000 F au même N. Duchesne, le Petit hôtel Mercy, abritant les « communs, cuisines, écuries, remise et greniers » du Grand hôtel mitoyen.
L’acquisition permettait d’avoir un accès depuis le grand jardin de l’hôtel d’Augny sur le boulevard Montmartre, le Petit hôtel Mercy y ayant son entrée par une porte cochère donnant sur un passage à gauche duquel se trouvait un « hangar dans lequel a(vait) été pratiqué une boutique et arrière-boutique ».
En février puis juillet 1807, deux nouvelles acquisitions complétèrent l’ensemble. Le 6 février, la Compagnie acheta d’abord pour 100.000 F l’immeuble portant alors le n° 22 de la rue Grange-Batelière et qui compte tenu de l’angle que formait la rue à cet endroit, bordait en partie l’hôtel D’Augny. Il comportait un corps de logis de deux étages longeant la rue et deux ailes en retour de trois étages encadrant une grande cour. Connue alors sous le nom de Maison de roulage, elle avait accueilli sous l’Ancien Régime la Caserne des Suisses. Le 30 juillet 1807 fut encore acquis pour 36.800 F un immeuble avec cour situé entre le 16 et le 20 de la rue Grange Batelière, alors occupé par un sellier, Alexis Latourre.
On ne dispose malheureusement pas de description qui puisse aider à se figurer l’organisation générale de la Manufacture, la façon dont les différents bâtiments étaient aménagés et le travail qui s’y effectuait, sachant qu’il était encore exclusivement manuel. Il consistait sans doute principalement dans la fabrication de carottes pour le tabac à priser et de rôles pour le tabac à mâcher tel qu’on la voit représentée sur les planches de l’Encyclopédie Méthodique. La Compagnie procéda en tout cas forcément à des réaménagements et surtout édifia de nouveaux bâtiments. L’immeuble du 16-20 rue Grange Batelière fut ainsi démoli et remplacé par un ensemble de « bâtiments entourant une cour des quatre côtés, élevés simplement d’un rez-de-chaussée avec grenier au dessus ». Les principales constructions furent cependant réalisées au fond du jardin de l’hôtel d’Augny où furent édifiés « un grand bâtiment de 40 m environ de longueur sur 12 m de largeur, élevé d’un rez-de-chaussée de 5,32 m de hauteur, deux grands étages carrés au dessus et un troisième étage pratiqué dans le comble », plus quatre bâtiments plus petits, le tout ayant un accès direct sur le boulevard Montmartre par le passage du Petit hôtel Mercy. C’est dans cet environnement qu’évoluait donc Nicolas Georges Géricault, ainsi que Théodore lorsqu’en 1808, il y séjourna en apprentissage. Les bureaux de la Manufacture devaient être installés dans le corps principal de l’hôtel, là où résidaient Jean-Baptiste Caruel et sa jeune épouse.
Ces considérations vont nous permettre d’expliquer pourquoi Charles Clément a pu écrire avec raison que le « Chasseur à cheval » avait été peint à l’endroit du Passage Jouffroy. Celui-ci, rappelons-le, a été ouvert en 1845. Pour pouvoir le construire, la Société exploitante avait, entre autres, fait l’achat en juin 1844 d’ « un terrain de 2.114 m2 formant le fond du jardin de l’hôtel d’Augny avec quelques constructions peu importantes » provenant de la succession du marquis Aguado de Las Marismas qui avait acquis l’hôtel de Jean-Joseph Bernard en 1829.
On peut comprendre qu’à l’automne 1812, Théodore Géricault, familier de la Manufacture Robillard, ait pu y disposer d’un local pour réaliser la grande toile qu’il avait en tête. Encore faut-il que ce fût possible. Le 29 décembre 1810, un arrêt impérial avait, en effet, rétabli le monopole imposant la dissolution de la Compagnie Robillard. Elle ne cessa pas cependant immédiatement toute activité, il fallut liquider, et ce n’est que le 8 juin 1813 que les associés cédèrent l’hôtel à Jean-Joseph Bénard Bernard, régisseur général des jeux de Paris. Lors de cette vente, il est fait mention « dans le jardin, d’un grand corps de bâtiment que la Compagnie Robillard avait fait construire pour servir d’ateliers à la fabrication de tabacs » et au fond de la cour, de divers bâtiments élevés seulement d’un rez-de-chaussée et étage dessus. A l’automne 1812, ceux-ci étaient donc encore debout mais vraisemblablement vides. Les conditions étaient idéales. Théodore Géricault avait la place d’y installer son atelier, d’y faire même entrer un cheval, et ceci sûrement gratuitement.
Le sujet principal du « Chasseur à cheval » est précisément un cheval. Charles Clément, on l’a vu, raconte que c’est en voyant un cheval cabré sur la route de Saint-Cloud qu’il trouva son sujet Les biographes attribuent la passion qu’éprouvait Géricault pour l’animal à diverses raisons, ses séjours d’enfance en Normandie, ses visites régulières au Cirque Olympique de Franconi, la fréquentation de l’atelier de Carle Vernet
Mais pourquoi ne pas dire que c’est autour de la Manufacture Robillard que Géricault trouva inspiration et modèles? Les grands boulevards étaient sûrement alors les voies de Paris qui voyaient passer le plus grand nombre de chevaux montés et attelés. Le transport des matières premières et produits de la Manufacture devait aussi générer une intense circulation de voitures. Peut-être partaient-elles de l’ancienne Maison de roulage du 16-20 rue Grange Batelière. Juste à côté, était installé le sellier carrossier Nicolas Duchesne, qui vu la taille de ses locaux, puisqu’il occupait tout l’hôtel Mercy et qu’il avait même été quelque temps propriétaire de l’hôtel d’Augny, devait déployer une activité considérable.
Dans l’enceinte même du dit hôtel se trouvait encore un grand manège qu’Alexandre d’Augny, grand amateur de chevaux et d’équitation, avait fait construire et où il employait des écuyers occupés à dresser ses chevaux. Il fut exploité ensuite par MM Vincent et Dupeyron de la Taste, et connu alors sous l’appellation de Manège des Dames.
Géricault - Croupes (collection particulière)
En 1806 lorsque N. Duchesne le céda à la Compagnie Robillard, il était occupé par le loueur de carrosses Appert. Géricault, si l’on peut dire, avait tout sous la main pour réaliser rapidement, en cinq semaines dit-on, sa grande œuvre.
Théodore Géricault conserva après le Salon son tableau dont il n’était pas vraiment satisfait. Après sa mort, il fut acquis, en novembre 1824, par le duc d’Orléans, futur Louis Philippe, qui l’exposa dans sa galerie du Palais Royal, puis entra au Louvre en 1851. Jules Michelet qui l’avait vu dans la galerie, fasciné par l’artiste et sa « mortelle ardeur pour saisir le monde fugitif », en tira ces réflexions, prononcées au Collège de France en 1846 :
« Ce n’est pas le cheval pâle, apocalyptique . C’est un vrai limousin, vivant, très fin, de race pure . Le cavalier est mûr, non fatigué, mais tanné par la guerre . L’homme, admirablement ferme en selle sur son cheval cabré. Il est si guerrier, qu’il n’a plus même la furie. Il se tourne vers nous Est-ce un adieu ? Il sait qu’il ne reviendra pas. Cette fois, il part pour mourir . Pourquoi pas? Ni ostentation, ni résignation . Au fond tourbillonne la tempête de la guerre. A gauche, de noirs profils de chevaux, les naseaux rougis. A droite un volcan d’artillerie, des batteries foudroyées . Et pourtant, sous cette destruction fleurit la nature ; la terre est verte et belle .Tout avertit que dans la fumée de la poudre, nous verrions peut-être un beau ciel, car il y a une terre et un ciel encore..»
Jean-François BELHOSTE
Directeur d'études à l'École Pratique des Hautes-Études
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Dernière modification : 25/02/2014 • 16:45
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