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Zola et le Groupe de Médan

© Alain Pagès - 2015 © 9e Histoire - 2015



ZOLA ET LE GROUPE DE MÉDAN :
LES LIEUX DE LA BATAILLE NATURALISTE

 

Six noms sont rassemblés sur la couverture des Soirées de Médan – ceux d’Émile Zola et de ses cinq disciples : Guy de Maupassant, Joris-Karl Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique et Paul Alexis. Publié dix ans après la défaite de Sedan, ce recueil de nouvelles porte sur la guerre de 1870. Il s’ouvre sur « L’Attaque du moulin » de Zola, que suivent « Boule de suif » de Maupassant, « Sac au dos » de Huysmans, « La Saignée » de Céard, « L’Affaire du Grand 7 » d’Hennique et « Après la bataille » d’Alexis.

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Dans le sens horaire en partant de la gauche: Hennique, Huysmans, Alexis, Maupassant, Céard, Zola.

En dehors de Zola, deux de ces écrivains sont restés célèbres : Maupassant et Huysmans. Les trois autres sont beaucoup moins connus : Céard, Hennique et Alexis. Un même idéal, une même croyance les réunissait : l’idée que la mission de la littérature était de représenter le mécanisme des réalités sociales, d’ouvrir des « dossiers », en quelque sorte, sur les problèmes sociaux de l’époque.

Je vous propose de retrouver une partie de leur histoire collective à travers les lieux qui leur ont permis de manifester leur unité intellectuelle dans le Paris de la fin du XIXe siècle. Je n’entrerai pas ici dans le détail de cette histoire. Vous la trouverez exposée dans l’ouvrage que j’ai publié, au début de l’année 2014, sous le titre : Zola et le groupe de Médan. Histoire d’un cercle littéraire (Perrin, 480 p.).
 

I. Les lieux parisiens de la bataille naturaliste

Commençons par évoquer les logements de Zola. Au début des années 1870, quand commence la IIIe République – après le désastre de Sedan et le drame de la Commune –, Zola vit dans le quartier des Batignolles, rue La Condamine. Il a commencé son cycle des Rougon-Macquart. Il vit alors modestement, gagnant sa vie grâce à son activité de journaliste. Rue La Condamine, au numéro 14, il habite un petit pavillon retiré, loin de tout, avec sa mère et avec sa femme. Quand il vient lui rendre visite pour la première fois, en 1869, Paul Alexis a l’impression de se rendre aux fins fonds de Paris.
Alexis et Zola prendront bientôt l’habitude de se retrouver pour travailler ensemble. Cézanne leur a consacré deux tableaux, réalisés à la fin de l’année 1869 ou au début de l’année 1870, qui portent les titres suivants : Paul Alexis lisant à Émile Zola (Musée des Arts, São Paulo) et Une lecture de Paul Alexis chez Zola (collection particulière).Ces deux tableaux montrent Zola et Alexis en train de travailler. Ils constituent une sorte de réplique au célèbre portrait de Zola par Manet, qui a été exposé au Salon de 1868. À la pose quelque peu figée choisie par Manet, montrant l’écrivain entouré des livres qu’il a publiés, Cézanne préfère l’animation d’une séance de travail. Ses deux personnages sont saisis sur le vif, dans le cadre de leur vie quotidienne. Vêtus de blouses, ils travaillent, libres de leurs mouvements, plongés dans leur dialogue d’écrivains. Ce que Cézanne a voulu illustrer, c’est une certaine idée de la collaboration intellectuelle, qui anticipe sur l’idéal qui sera celui du groupe de Médan. Ni maîtres, ni disciples, mais des amis qui s’épaulent mutuellement avec l’espoir d’imposer collectivement leur présence sur la scène littéraire.


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                   Paul Alexis lisant à Emile Zola (© Musée des Arts, São Paulo)                        Une lecture de Paul Alexis chez Zola (collection particulière)      


C’est en avril 1877, grâce aux premiers droits d’auteur que lui a apportés L’Assommoir, que Zola peut quitter les Batignolles, se rapprocher du centre de Paris, et habiter enfin dans le IXe arrondissement, un quartier qu’il ne quittera plus. Il habite d’abord 23, rue de Boulogne (rue Ballu), avant d’emménager, en 1889, rue de Bruxelles, où il mourra, en septembre 1902.

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Quand il habite les Batignolles, Zola vit dans un quartier qui n’est pas très éloigné du Paris populaire évoqué dans L’Assommoir. L’intrigue du roman se déroule dans le quartier de la Goutte-d’Or, au croisement du boulevard Rochechouart, du boulevard de la Chapelle et de ce qui est devenu le boulevard Barbès. Entre la ville et la campagne, toute proche, c’est, au début de la IIIe République, un lieu encore indistinct, rattaché à Paris depuis peu, où viennent s’entasser les populations ouvrières récemment arrivées dans la capitale. À travers le destin de Gervaise, le roman évoque la misère d’une immigration ouvrière luttant pour survivre dans un monde hostile, victime d’une drogue, l’alcool, qui détruit lentement les corps.

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Au début de l’année 1877, la publication de L’Assommoir fait scandale. Mais le roman remporte un énorme succès public. On vend près de 40 000 exemplaires au cours de l’année 1877 ; on atteint les 100 000 exemplaires en 1881. Le succès du roman est amplifié par celui de la pièce de théâtre qui en est adapté, deux ans plus tard, en 1879, au théâtre de l’Ambigu.
Trois événements singuliers donnent une idée de l’effet qu’a produit L’Assommoir sur le public parisien de cette époque. Il faut d’abord évoquer la conférence donnée par Léon Hennique au 39 boulevard des Capucines, le 23 janvier 1877 – la veille de la publication en librairie du roman. Pour montrer que le naturalisme se distinguait du romantisme, alors dominant dans le paysage littéraire, Hennique s’en est pris au dernier roman publié par Victor Hugo, Quatrevingt-Treize. Et il n’a pas hésité à déclarer que L’Assommoir lui paraissait être une œuvre bien supérieure ! Assis au premier rang, dans la salle de conférence, ses amis lui ont apporté un soutien énergique. Il le fallait, car une partie du public a réagi d’une manière hostile, et l’affrontement a été rude.

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Deux ans après la conférence de Hennique, le 18 janvier 1879, se déroule, au Théâtre de l’Ambigu, 4 boulevard Saint-Martin, la première de l’adaptation théâtrale qui a été tirée du roman par
William Busnach (Zola n’a pas signé le texte, mais il y a beaucoup travaillé). La pièce de Busnach reprend l’intrigue du roman en jouant sur les procédés du mélodrame. Les décors sont saisissants. Par leur jeu, les acteurs introduisent le réalisme social sur la scène du théâtre. Le combat au lavoir entre Gervaise et sa rivale, Virginie (les deux actrices se jettent de véritables seaux d’eau au visage !), ou la chute de Coupeau, tombant du toit de la maison sur laquelle il travaille, impressionnent fortement les spectateurs.
Bref, L’Assommoir devient un spectacle à la mode, dont on parle beaucoup, que l’on critique avec virulence, mais auquel on se précipite. Dernier épisode, enfin, le bal de l’Elysée-Montmartre, le 29 avril 1879. C’est une fête donnée par le directeur du Théâtre de l’Ambigu, par Zola et par Busnach, pour célébrer le succès de la pièce. On doit s’y rendre costumé en ouvrier. Entouré de ses disciples, Zola préside la cérémonie. On danse, on boit, jusqu’au petit matin. Ce sont les « bacchanales » du naturalisme, s’exclament les journalistes !

 

II. Les « cènes » naturalistes

Des repas ont joué un rôle essentiel dans la formation du groupe. Plus tard, les écrivains du groupe de Médan en souligneront l’importance, en leur attribuant un rôle fondateur dans leur histoire collective. Un mythe originel se dessine à l’arrière-plan : la «cène» – le dernier repas du Christ entouré de ses disciples, tel que le décrivent les Évangiles.
Au début de l’année 1877, au moment même où Zola publie L’Assommoir, Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique et Alexis prennent l’habitude de se retrouver régulièrement chaque semaine. Ils parlent de littérature, ils sont passionnés par l’œuvre de Zola, de Flaubert, d’Edmond de Goncourt. Ils se demandent comment, à leur tour, ils pourront prendre place dans ce mouvement naturaliste qui est en train d’émerger.
Un repas hebdomadaire les réunit alors dans une gargote située près de la place Clichy, à l’angle de la rue Coustou et de la rue Puget : le bistrot de la mère Machini. Les habitants du quartier appellent cet endroit « l’Assommoir »... Le terme d’« assommoir » ne fait pas référence au roman de Zola : dans la langue populaire, à cette époque, c’est un mot qui est employé pour désigner un débit de boissons. La nourriture que l’on sert chez la mère Machini est fort médiocre, mais peu importe. Pour les jeunes naturalistes, c’est évidemment un lieu rêvé pour se retrouver, puisqu’ils ont fait de L’Assommoir leur livre de chevet !
 

Dans le bistrot de la mère Machini, la présence du maître est virtuelle. Elle est bien réelle, en revanche, lors de la deuxième « cène » qui a compté dans l’histoire du naturalisme : le dîner Trapp du 16 avril 1877. Ce jour-là, dans une brasserie située près de la gare Saint-Lazare, la brasserie Trapp, les cinq jeunes naturalistes – auxquels s’est joint Octave Mirbeau – célèbrent leurs maîtres : Flaubert, Zola et Edmond de Goncourt. Ils les ont invités à un repas pour leur témoigner de leur admiration. Les histoires littéraires évoquent souvent ce repas comme l’événement qui a marqué la naissance de l’école naturaliste.
Le menu mérite d’être cité : « Potage purée Bovary ; truite saumonée à la Fille Élisa ; poularde truffée à la Saint-Antoine ; artichauts au Cœur simple ; parfait naturaliste ; vin de Coupeau ; liqueur de l’Assommoir. » Menu imaginaire, bien entendu. Mais, tel qu’il nous est rapporté, ce repas peut être analysé comme une « cène » parfaite... Les maîtres entourent les disciples : trois maîtres incarnent l’essence divine – conformément au dogme de la Trinité qui définit l’idée de Dieu dans le christianisme. Et le menu, qui dresse une liste d’œuvres littéraires consommées sous une forme symbolique, implique une sorte d’eucharistie : une absorption par les disciples du corps du maître.
 

III. Le mythe de Médan

Les relations entre Zola et ses disciples vont peu à peu se distendre au cours des années 1880, jusqu’à la disparition du groupe, au début des années 1890. Au moment de l’affaire Dreyfus, en 1898 – quand Zola lance son « J’accuse » –, tout est fini depuis longtemps. Maupassant a disparu quelques années auparavant, en 1893. Trois des membres du groupe – Céard, Hennique et Huysmans – se rangent dans le camp antidreyfusard. Un seul, Paul Alexis, reste fidèle à Zola.
Mais, en dépit des ruptures, l’histoire du groupe est restée gravée dans l’esprit de ceux qui l’ont vécue. Elle a même pris de plus en plus d’importance au cours des années, jusqu’à devenir une sorte de mythe, un souvenir idéal rappelé et magnifié. Un lieu a permis au mythe de se forger et de se perpé- tuer : la demeure de Médan.

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            La demeure de Médan au 19e                                                                      Cézanne Le Château de Médan (1880)

La maison de Zola à Médan existe toujours. Elle a été assez bien conservée. On peut la visiter. Elle est devenue un musée littéraire, géré aujourd’hui par une association dont le président est Pierre Bergé. Depuis le début du XXe siècle, une cérémonie littéraire s’y déroule tous les ans, au début du mois d’octobre, en hommage à la mémoire d’Émile Zola. C’est ce qu’on appelle le « Pèlerinage de Médan ».

Après la disparition de Zola, en 1902, le mythe de Médan commence à se développer. Henry Céard, par exemple, s’en empare en 1903, dans un article intitulé « Maisons de Zola ». Il souhaite évoquer, dit-il, des « souvenirs aimables » qui datent d’une époque où tous avaient le plaisir de se retrouver à Médan. Le mythe renvoie à un âge d’or où régnait la concorde. Moments heureux, s’exclame Céard, situés avant les divisions apportées par l’affaire Dreyfus. Seule comptait la littérature ! L’image de Maupassant en canotier surgit sous sa plume, à côté des évocations de Huysmans, d’Hennique et d’Alexis : « Je revois Maupassant parti de Sartrouville avec son canot, et débarquant à l’improviste, après de longues heures de nage, abordant dans le pré au bout du petit jardin où montait un jet d’eau, et reçu par des acclamations dans la cuisine où se préparait le déjeuner. Sur la grande allée d’arbres bordant la propriété et descendant à la rivière, ensemble, avec Huysmans, nous allions retrouver Hen- nique assis sur la berge, sous un saule, et trempant dans l’eau que les égouts n’avaient pas encore salie une ligne meurtrière aux goujons. On revient, on se met à table et ce sont des plaisanteries galamment acceptées par Paul Alexis... »
Le récit s’ouvre sur la figure sportive de Maupassant ; il se poursuit avec la présentation, plus intellectuelle, du trio que forment Huysmans, Hennique et Céard ; et il se conclut sur un registre comique, en livrant le portrait d’Alexis, le dilettante, dont la fonction est d’apporter au groupe la fantaisie qui lui est nécessaire. L’écriture du mythe trouve ici une expression quasiment parfaite. Les membres du groupe sont saisis à partir d’un trait singulier qui les différencie individuellement. L’harmonie règne ; chacun s’épanouit selon sa propre personnalité. Aucune loi autoritaire ne pèse sur la communauté des disciples. Comme les pensionnaires de l’abbaye de Thélème, décrits par Rabelais dans son Gargantua, ils n’obéissent qu’à un seul impératif moral : « Fais ce que voudras ».

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Tels sont donc ces lieux de la bataille naturaliste que nous pouvons retrouver encore, aujourd’hui, en nous promenant dans Paris ou en prenant le train à la gare Saint-Lazare, en direction de Villennes et de Médan. Ils nous rappellent le souvenir d’une époque que Léon Hennique pouvait évoquer avec nostalgie, en 1930, à l’occasion d’une réédition en librairie du recueil de nouvelles qui avait proclamé l’existence du groupe : « Temps simple ! Temps probe, affectueux ! Aucun de mes amis n’admirait que soi ; ils avaient des maîtres, les chérissaient, les respectaient : Flaubert, Edmond de Goncourt, Alphonse Daudet, Zola. Morts, tous morts, et nous également, presque tous... Que s’efforce durer une parcelle de notre vie antérieure, une parcelle mélancolique, avec cette récente édition des Soirées de Médan. »


Alain PAGÈS
Professeur à la Sorbonne Nouvelle - Paris III

© Alain Pagès - 2015 © 9e Histoire - 2015


 


Date de création : 17/03/2015 • 12:00
Catégorie : - Articles-Ecrivains & Cinéastes
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