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Jazz dans le 9e - II




 




Présence du jazz dans le 9e (1918-1945)
Une indispensable réévaluation




 


Par Philippe BAUDOIN

 


SECONDE PARTIE
 


Napoléon 1er : « Si je n’avais pas vendu la Louisiane pour une bouchée de pain aux Américains en 1803, on aurait eu Louis Armstrong à la place de Tino Rossi ! »
Victor Hugo : « Mais on l’a eu, mon pote, et à Montmartre encore ! »

« La Véridique Histoire de France racontée aux poulbots » (15e édition illustrée)
 


Quelques musiciens français de jazz

Léo Vauchant (ou Vauchant Arnaud) (1904-1991), personnage mythique, est certainement le premier jazzman français digne de ce nom. Multi-instrumentiste (essentiellement trombone, mais aussi trompette, saxophone, percussions, violoncelle), il est aussi excellent arrangeur et chef d’orchestre. Très à l’aise en musique classique, il se produit  un beau jour au violoncelle accompagné par Camille Saint-Saens à l’orgue.

Comme le raconte Charles Delaunay*, Léo découvre le jazz à treize ans, « petit batteur dans la fosse du Théâtre Marigny [8e] où se produisait un orchestre de musiciens noir américains, les Mitchell Jazz Kings » (cf. Louis Mitchell).
 

Subjugué par leur liberté mélodique et rythmique et grâce à l’amitié de Louis Mitchell*, il étudie en direct cette nouvelle musique, devenant le premier musicien français à en assimiler véritablement l’essence. Au début des années 1920 on l’entend au Tempo Club au-dessus du Zelli’s et aussi à l’Abbaye de Thélème, 1 place Pigalle. Entre 1924 et 1928, il va souvent chez Maurice Ravel lui expliquer les mécanismes du jazz !

Il s’installe aux États-Unis en 1931 et va devenir chef d’orchestre, arrangeur et directeur musical à Hollywood, participant à près de 300 films, dont certains avec Fred Astaire.
 

Django Reinhardt (1910-1953). Le légendaire inventeur du jazz manouche est aussi le plus grand jazzman que l’Europe nous ait donné. Après avoir accompagné au banjo des accordéonistes musette [5], il se met au jazz vers 1930-31, une musique dont il avait déjà entendu des bribes, encore adolescent, sous les fenêtres de L’Abbaye de Thélème, 1 place Pigalle. On le verra bientôt de plus en plus dans le quartier.
 

    

En 1934, c’est la fondation du célèbre Quintette du Hot Club de France, orchestre à cordes (un violon, trois guitares dont celle de Joseph Reinhardt, frère de Django et une contrebasse). Reinhardt trouve en la personne du violoniste Stéphane Grappelli* un alter ego à sa dimension. Avant leur première audition pour les disques Odéon, mise sur pied par Charles Delaunay, ils répètent au Florence, 61 rue Blanche. Django a enregistré avec presque tous les grands Américains de passage à Paris.

Quelques engagements du Quintette dans le 9e : en 1935, à L’Heure Bleue, 54 rue Pigalle, en compagnie de Bill Coleman. En 1937, long séjour chez Bricktop* [6], 73 rue Pigalle et au même endroit, renommé Le Big Apple. Le quintette participe même en juin 1937 à une émission de radio américaine, celle de Martin Block, ‘Saturday Night Swing Club’ en direct du Big Apple. En 1938, au Florence, 61 rue Blanche et en 1939, au Don Juan, 11 rue Fromentin [7].
 


Bricktop_Carte_1937.jpg

 

Pendant la guerre, sans Grappelli* remplacé par le clarinettiste Hubert Rostaing, sa popularité augmente. Quelques dates : en 1941 quinze jours à L’Olympia (9 SO), en 1943 au Cirque Médrano, 63 boulevard de Rochechouart. Fin 1943, le club La Roulotte, 62 rue Pigalle, adjoint sur sa façade l’appellation ‘Chez Django Reinhardt’ et le guitariste s’y produit souvent jusqu’à la Libération. Il habite d’ailleurs tout à côté au 6 avenue Frochot. Le 30 septembre 1944, il fait la réouverture du Tabarin, 36 rue Victor Massé.
 

Stéphane Grappelli [8] (1908-1997), qui fut le compagnon idéal de Django Reinhardt*, est le plus parfait des violonistes de jazz, admiré par les plus grands artistes classiques de l’instrument. Il est aussi un excellent pianiste, pétri d’harmonies debussistes et ravéliennes. Depuis son plus jeune âge, il a habité le Nord-Est du 9e arrondissement : rue de Montholon, puis au sixième étage du 59 bis rue de Rochechouart, à deux pas de la salle du Coliseum située au n° 65. Et enfin, après un passage 10 rue d’Orchampt (18e), il s’installe au cinquième étage du 87 rue de Dunkerque, jusqu’à la fin de sa vie.
  

En 1929, le chef d’orchestre Grégor emploie deux pianistes au sein de ses Grégoriens : Stéphane Mougin et Stéphane Grappelli. L’orchestre se produit à L’Olympia (9SO) en 1930 et 1933. Concernant les activités du Quintette du Hot Club de France avec Django Reinhardt, voir plus haut le paragraphe sur ce dernier. Fin août 1939, en pleine tournée en Angleterre, Django et les musiciens du Quintette rentrent précipitamment à Paris, seul Grappelli restera à Londres pendant toute la durée de la guerre.
 

Autres jazzmen français qui ont fréquenté le 9e entre les deux guerres : Philippe Brun, Stéphane Mougin, Roger Fisbach, Maurice Chaillou, André Ekyan, Hubert Rostaing, Alix Combelle (qui a habité rue Duperré), Michel Warlop, Louis Vola.
   
                    


Deux grands compositeurs

 Spencer Williams  (1889-1965), natif de La Nouvelle-Orléans, est l’un des plus grands compositeurs de jazz des années 1910-1920 (Basin Street Blues, I Ain’t Got Nobody, I’ve Found a New Baby, Royal Garden Blues). Il est aussi parolier et pianiste. En 1925, avec Jack Palmer, il compose la musique de la célébrissime « Revue Nègre » avec laquelle il vient à Paris. Il y restera jusqu’en 1928, mais reviendra dans notre capitale en 1932 y entraînant le pianiste Fats Waller*.

Williams avait été élevé par sa tante Lulu White, célèbre tenancière du Mahogany Hall, lupanar situé dans Basin Street [9]. En 1928, Louis Armstrong*, natif comme lui de La Nouvelle-Orléans, immortalisera cette rue des plaisirs en enregistrant Basin Street Blues, puis en 1929, la maison close elle-même en gravant Mahogany Hall Stomp, deux fameuses compositions de son copain Spencer. Ce dernier s’installera à Londres vers 1934, puis à Stockholm en 1951.
 
                                                 

Cole Porter (1891-1964). Ce grand compositeur et parolier américain de comédies musicales a vécu de nombreuses années à Paris, à partir de son engagement dans l’armée pendant la guerre en 1917. Bien qu’habitant rue Monsieur (7e), il se rendait souvent, entouré de sa femme et de ses amis fortunés, dans les clubs huppés de Pigalle notamment chez Bricktop* dont il a contribué à asseoir le succès. Vers 1932-1933, il lit dans un journal anglais que l’on s’apprête à pendre une certaine Miss Otis le lendemain. Il est profondément choqué et le même soir, encore sous le coup de l’émotion, il se rend chez Bricktop* et lui raconte l’histoire. Le sentant bouleversé, elle cherche à le calmer par l’humour : « En voilà une qui ne viendra pas déjeuner avec nous demain ! » lance-t-elle. Quelques jours plus tard, Porter revient : « Baby, j’ai une chanson pour toi. Je l’ai appelée ‘Miss Otis Regrets She’s Unable to Lunch Today’ [10]. » Très flattée, Bricktop la chantera toute sa vie. Pour une autre de ses grandes chansons, Love for Sale, copyrightée en 1930, Cole Porter a encore trouvé l’inspiration à Pigalle, au Zelli’s*, 16 bis rue Fontaine.

C’est Bricktop* qui le raconte : « Quand Cole demande à l’une des entraîneuses ce qu’elle fait, elle répond : ‘I’ve got love for sale’ [j’ai de l’amour à vendre]. C’était un grand titre ».
Ces deux chansons ont été souvent interprétées et transformées par des jazzmen.

 


Le 9e, haut lieu de la promotion et de la diffusion du jazz  

La Revue du Jazz est la première revue spécialisée dans le jazz en France, malgré sa durée éphémère, de 1929 à 1930. Créée par le chef d’orchestre Grégor, elle a son siège 9 rue Laferrière. Par ailleurs, Grégor engage les meilleurs jazzmen français entre 1928 et 1935 dans son grand orchestre.

Évoquons maintenant les deux grands militants français de la cause du jazz qui ont beaucoup œuvré dans le 9e.
 

Hugues Panassié (1912-1974) est critique, organisateur de concerts et de séances d’enregistrement, auteur d’une quinzaine d’ouvrages sur le jazz. Son rôle de défricheur et de promoteur de cette musique est de première importance. Grâce aux questions incessantes qu’il pose aux meilleurs jazzmen de passage à Paris (surtout à Pigalle) et à l’écoute minutieuse de leurs grands disques, il sut à l’époque être clairvoyant, faire la part des choses en traçant des frontières claires entre ce qui est du jazz et ce qui ne l’est pas. Son livre de souvenirs, « Douze années de jazz (1927-1938) » édité en 1946, est une source abondante d’informations de première main qui m’a beaucoup servi pour rédiger cet article.
 

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 Ouvrage d'Hugues Panassié © 1946
 

Panassié participe à la fondation du Hot Club en 1932, plus tard Hot Club de France (HCF). En 1935 est créée la prestigieuse revue Jazz Hot avec Panassié comme directeur et Charles Delaunay* comme rédacteur en chef. La revue est d’abord domiciliée chez le secrétaire général Pierre Nourry 15 rue du Conservatoire (9 SE) entre 1935 à 1938. (Voir ci-dessous Charles Delaunay* pour la suite).
 

Charles Delaunay (1911-1988) est le fils des peintres Sonia et Robert Delaunay. Producteur, manager, organisateur de concerts et de séances d’enregistrement, auteur, discographe et dessinateur, Delaunay, comme Panassié*, est un acteur très actif de la promotion du jazz. Jusqu’à leur brutale rupture en 1947, les deux hommes travailleront en binôme avec une grande efficacité. Delaunay devient secrétaire général du HCF en 1934, puis rédacteur en chef de la revue Jazz Hot en 1935. En 1936, toujours avec l’assistance de Panassié*, il fonde le label Swing, première marque de disques au monde à se consacrer exclusivement au jazz.
 


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  Charles Delaunay en couverture de la revue Jazz Hot - septembre 1936                                                       Livre de souvenirs de Charles Delaunay - © 1985
                                                      

À partir d’octobre-novembre 1938, le HCF et Jazz Hot s’installent dans un pavillon situé dans la cour intérieure du 14 rue Chaptal. Cette adresse est importante car elle va devenir le rendez-vous international des musiciens et de tous les amateurs de jazz. L’abondante collection de disques personnelle de Delaunay sera installée dans la cave et tout le monde pourra la consulter. Les portes sont ouvertes à toute heure ou presque. L’écoute de disques est intensive et les ‘bœufs’ fréquents. En avril 1939, les lieux sont inaugurés (pour la deuxième fois !) en présence du grand Duke Ellington* et de Django Reinhardt* (photo ci-dessous à g.)
 

Les chemins de Panassié* et Delaunay vont malheureusement diverger en 1947, le premier choisissant de défendre le jazz classique et de rejeter violemment le jazz moderne que le second va encourager. Delaunay écrira une dizaine d’ouvrages et, comme Panassié* bien avant lui, publiera ses mémoires en 1985 : « Delaunay’s Dilemma, de la peinture au jazz ».

Pour terminer en beauté, taquinons un peu Monsieur Boris Vian (1920-1959), car avec son humour habituel, notre auteur de nombreuses chroniques de jazz et trompinettiste amateur a toujours fait des pieds de nez au 9e arrondissement, ayant habité plusieurs fois à sa lisière, mais toujours sur le trottoir d’en face ! Cependant, cet esprit moqueur a non seulement mis un pied dans le 9e, notamment au 14 rue Chaptal [11], mais le 29 janvier 1944 il a embouché sa trompette pour jouer avec son copain chef d’orchestre Claude Abadie à L’étincelle, 9 rue Mansart. Ce qui nous permet de clore cet article sur une note joyeuse, comme était joyeux et étincelant ce jazz qui a mis le feu aux poudres à Pigalle durant l’entre-deux guerres.
 


Carte Hot club Boris Vian.jpg
Boris Vian adhère au Hot Club de France en 1937. ©
 

 

[5] On l’entend avec l’accordéoniste Guérino vers 1931-32 à La Boîte à Matelots, 10 rue Fontaine.
[6] séjour au cours duquel Django et Stéphane composent Bricktop en son honneur.

[7] aujourd’hui l’Hôtel Royal Fromentin. Une plaque rappelle l’existence du Don Juan (1891-1954).
[8] qui orthographiait son nom Grappelly depuis les années 1930, jusque dans les années 1960.
[9] Par une curieuse coïncidence, un nouveau bar, ouvert en 2014 au 12 rue Frochot (9NO), s’appelle Le Lulu White et programme du jazz classique une fois par semaine.
[10] Miss Otis s’excuse, elle ne pourra venir déjeuner aujourd’hui.
[11] Il avait sa carte du Hot Club de France depuis 1937.

 


Plan_9e_Nord_ouest_2.jpg
 


Quelques adresses du 9e citées dans le texte, classées par ordre alphabétique de rues :
 

Les ronds rouges indiquent les lieux (clubs, cabarets, théâtres, restaurants, bars, hôtels) où l’on a pu entendre du jazz.
Les
ronds verts indiquent des adresses annexes importantes (lieux de rencontre, domiciles, etc.).


⇒  Dans le Nord-Ouest du 9e : Rue Blanche / au 61 : Le Mitchell’s puis Florence (ou Chez Florence).

Rue Chaptal / au 14 : le Hot Club de France, le Hot Club de Paris, Jazz Hot. Au 15 : Restaurant L’Annexe.

Rue de Clichy / au 16 : Le Casino de Paris et Le Perroquet. Au 20 : L’Apollo.

Rue de Douai / au 67-69 : le Studio Wacker puis le Conservatoire Municipal du 9e (1974).

Rue Fontaine / au 1 : lieu du duel Bechet-McKendrick. Au 10 : La Boîte à Matelots puis Le Chantilly. Au 15 : le bar L’Escadrille. Au 16 bis : Le Zelli’s (ou Royal Box), Le Tempo Club. Au 26 : Le Melody’s Bar puis Le Bricktop. Au 40 : Chez Joséphine Baker. Au 42 : La Cabane Cubaine.

Avenue Frochot / Au 6 : domicile de Django Reinhardt.

Rue Fromentin / Au 8 : Hôtel du Mont Joli. Au 11 : Le Don Juan.

Rue Laferrière / Au 9 : Siège de La Revue du Jazz de Grégor.

Rue de La Rochefoucauld / Au 39 : domicile de Sidney Bechet vers 1928.

Rue Mansart / Au 1 : Brasserie Le Boudon. Au 9 : L’étincelle. Au 15 : Le Bullard’s Athletic Club.

Rue Notre-Dame-de-Lorette / Au 58 : Le Plantation.

Place Pigalle / Au 1 : L’Abbaye de Thélème.

Rue Pigalle / Au 14 : Le Fred Payne’s Bar. Au 35 : Le Mitchell’s puis Chez Florence. Au 41 : Le Music Box puis La Rumba. Au 52 : Le Grand Duc. Au 54 : L’Heure Bleue. Au 62 : La Roulotte. Au 66 : Le Monico puis Le Bricktop’s. Au 73 : Bricktop’s puis Le Big Apple.

Boulevard de Rochechouart / Au 63 : Le Cirque Medrano.

Rue Victor Massé / au 36 : Le Bal Tabarin.


⇒  Dans le Nord-Est du 9: Rue de Dunkerque / Au 87 : dernier domicile de Stéphane Grappelli.

Rue de Rochechouart / Au 17 : Le Conservatoire Municipal du 9e (depuis 2000). Au 59 bis : domicile du jeune Stéphane Grappelli. Au 65 : Le Coliseum (grande salle où ont eu lieu plusieurs Nuits du Jazz).


⇒  Dans le Sud-Ouest du 9e : Boulevard des Capucines / Au 28 : L’Olympia.

Rue de Caumartin / Au 17 : Le Sans Souci puis Le Jardin de ma Sœur. Au 24 : L’Ermitage Moscovite.
 

⇒  Dans le Sud-Est du 9e : Rue du Faubourg Montmartre / Au 8 : L’Alcazar, Le Palace.
 

Rue Richer : Au 32 : Les Folies Bergère.

                                                                                                                           

À Lire

Les livres de souvenirs de Panassié et Delaunay sont cités à leurs entrées respectives.

Philippe Baudoin, Une chronologie du jazz, Outre Mesure, 2005.
Laurent Cugny, Une Histoire du jazz en France, du milieu du XIXe siècle à 1929. Outre Mesure, 2014.
Anne Legrand, Charles Delaunay et le jazz en France dans les années 30 et 40, éditions du Layeur, 2009.
Ludovic Tournès, New Orleans sur Seine, Histoire du jazz en France, Fayard, 1999.
Dan Vernhettes, Christine Goudie et Tony Baldwin, Big Boy, vie et musique de Frank Goudie, Jazzedit, 2015.

Remerciements à : Laurel Conway, Dan Vernhettes, Christine Goudie, Daniel Nevers, Jean-Pierre Daubresse, Tony Baldwin, Alexandre Litwak, Michel Güet et Emmanuel Fouquet.


 


© Ph. Baudoin - 2019 - 9ème Histoire - 2019
 


Cet article a été publié dans le Bulletin XVI- 2018 de l'association 9ème Histoire.
Son iconographie a été enrichie par l'auteur.

 


Date de création : 30/08/2019 • 09:00
Catégorie : - Articles-Musiciens
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